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Comportement

Publié le 07 juil 2008Lecture 13 min

Maltraitance infantile par conjugopathie

M. BOUBLIL, Fondation Lenval pour Enfants, Nice

Il y a deux manières d’envisager les maltraitances des enfants. La première s’intéresse à ce que l’on constate, elle est le mode privilégié par la police et la justice, mais aussi par les médecins qui travaillent dans l’urgence et voient des patients de passage. La seconde s’intéresse au mécanisme de la maltraitance, or cela n’est possible que si l’on veut traiter la cause du problème, et si on a le temps et les garanties que l’enfant n’est pas immédiatement en danger.

 
« Hélas ! Je m’en souviens, le jour que son courage  Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,  Il demanda son fils et le prit dans ses bras…»  « Andromaque » Jean Racine   Il y a également deux types de conséquences aux maltraitances : des conséquences physiques qui sont les plus visibles et/ou des conséquences psycho-affectives beaucoup moins visibles. Dans la pratique des consultations et des hospitalisations des enfants dans un service de pédopsychiatrie, sans être exagérément simplificateur, la décompensation de problèmes conjugopathiques est au premier plan dans les causes de maltraitance. Or, tout ce que nous savons concernant les maltraitances infantiles n’a pas approfondi cette forme de loin la plus fréquente, et souvent la plus sévère. Bien sûr, tous les enfants pris dans une situation semblable ne décompensent pas sur le même mode, ni avec la même gravité. La conjugopathie parentale est un élément aggravant, sinon causal, important de la maltraitance infantile. Notre propos pourra sembler étrange puisque nous ne parlerons ni des lésions constatées, ni des symptômes de l’enfant, qui peuvent recouvrir tous ceux rencontrés en pédopsychiatrie. Il pourrait aussi paraître étrange de définir un trouble par sa cause ou par ses circonstances de survenue ; c’est pourtant ce mode d’abord qui sera privilégié ici face à l’échec du traitement exclusivement symptomatique, souvent médico-judiciaire, des maltraitances.   Mais qu’est-ce que la conjugopathie ? Le mot ne se trouve pas dans un dictionnaire. Il s’agit d’une pathologie du couple qui s’exprime à travers des violences conjugales, des problèmes sexuels, la dépression, les relations perverses sexuelles ou morales (sado-masochisme notamment), un harcèlement, etc. ; mais en ce qui nous concerne,  nous retiendrons qu’elle est la poursuite du lien conjugal dans un couple en crise ou séparé, qui prolonge indéfiniment son conflit à travers ses enfants communs. Il y a trois caractéristiques :   le conflit ne s’épuise pas et ne se règle jamais, comme s’il était destiné à faire durer le lien amoureux rompu ;   l’enfant est utilisé comme un objet destiné à maintenir ce lien, malgré les dénégations des parents ;   il y a un aveuglement incompréhensible concernant l’état de l’enfant dont la souffrance n’est pas reconnue. La grande difficulté dans la conjugopathie, est qu’elle se vit à deux, l’un réactivant le conflit quand l’autre en sort ou fait mine d’en sortir. Certains parlent de syndrome d’aliénation parentale (SAP) (1), quand domine une haine passionnelle de l’autre alimentée par un seul des parents (en général la mère). D’autres parlent de syndrome d’Iphigénie (2) pour désigner une situation où l’enfant est sacrifié, avec son accord, aux intérêts supérieurs de l’un ou des deux parents. C’est un domaine où les expertises médicales sont très difficiles, voire impossibles, chacun des parents accusant l’autre d’être à l’origine des perturbations de l’enfant et déversant ses reproches devant l’enfant. Les parents s’accrochent en général à la « défense » d’un enfant dont l’état s’aggrave sous leurs yeux ; le discours est celui d’un combat uniquement destiné à sauver l’enfant des griffes de l’autre. Jean Racine, dans nombre de ses pièces (Iphigénie, Athalie), met en scène un enfant maltraité ou menacé de l’être. Andromaque (3) illustre ce combat pour l’enfant au sein du couple conflictuel.   Astyanax entre la vie et la mort Dans « Andromaque », Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque est Troyen comme ses parents… Troie vient d’être détruite par les grecs. Hector est tué par Achille et Pyrrhus, le fils d’Achille, emmène Andromaque et Astyanax comme prise de guerre à Buthrote (en Albanie actuelle). Andromaque a vu sa ville détruite, son mari tué et ses frères, ses parents, ses sujets massacrés par les Grecs menés par Pyrrhus. Ce dernier est donc haï par Andromaque, et il est son geôlier. Astyanax est de descendance royale et les Grecs veulent le supprimer. Andromaque le sauve en sacrifiant un autre enfant, le faisant passer pour son fils. Mais les Grecs la poursuivent et envoient à Pyrrhus un émissaire (Oreste) pour  récupérer Astyanax et l’éliminer. Pyrrhus est amoureux fou d’Andromaque et veut la forcer à l’épouser. Il est prêt pour cela à tuer l’enfant si elle refuse, ou à en faire le roi d’une nouvelle Troie si elle accepte. L’enfant est alors un enjeu majeur dans le couple. Andromaque, mère avant tout, finit par céder au chantage de Pyrrhus en acceptant de l’épouser, mais, fidèle à son époux, elle se promet de se suicider après le mariage. Il y a dans Andromaque d’autres personnages et donc d’autre forces en jeu : Hermione (ex-future belle-mère) aime Pyrrhus, et Oreste (ex-futur beau-père) aime Hermione qui ne l’aime pas. Tous ces adultes qui poursuivent leur passion instrumentalisent la possible mort de l’enfant Astyanax, espérant en tirer un avantage pour leur propre intérêt.     Des tragédies où l’enfant est un enjeu dans le couple se jouent aussi dans la vie courante un peu sur le même mode que dans le théâtre de Racine. Des parents transforment leur enfant en un instrument de vengeance ou de pouvoir ; parfois consciemment, parfois à leur insu, l’enfant devient la victime de conflits insolubles et se retrouve l’otage d’une situation dont il ne peut s’extraire.     Sans noircir les adultes, combien d’entre eux, pris par une passion quelle qu’elle soit, confondent avec une apparente bonne foi leurs intérêts et « ceux de l’enfant ».   Conjugopathie maltraitante en deux exemples Les cas que nous relatons ici ont donné lieu à des signalements et actes judiciaires ; ils ont été suivis sur le plan médico-psychologique durant plusieurs années et nous montrerons combien le traitement judiciaire des cas de maltraitance ne peut être que le premier stade de l’abord d’un problème toujours complexe. Si les autres étapes du traitement ne se déroulent pas, on peut paradoxalement nuire à l’enfant plutôt que lui venir en aide. Dans les deux cas rapportés, la rupture entre les parents était ancienne, et rationnellement il n’y avait aucun motif pour que le conflit ne trouve pas une issue amiable, s’il n’y avait pas la force du ressentiment réciproque et le désir d’en découdre sans tenir compte de l’état de l’enfant.   Jean-François Jean François (JF) est un jeune adolescent de 12 ans et demi. Il a été hospitalisé en pédopsychiatrie suite à une tentative de suicide. Il est déscolarisé depuis 2 mois. À son admission, il souffre d’un syndrome anxio-dépressif réactionnel à la situation sociale et familiale qu’il traverse. JF est l’aîné d’une fratrie de deux enfants, il vit avec sa mère et sa demi-sœur de 2 ans. Ses parents ont divorcé lorsqu’il avait 2 ans. Son père a refait sa vie à plus de  1 000 km du domicile de JF et les contacts entre le père et le fils sont très pauvres, parasités par les conflits toujours très vifs qui opposent les deux parents. Le conflit ne cessant de s’aggraver a d’ailleurs pris une tournure judiciaire. À la suite de quoi, les deux enfants ont été retirés du domicile familial et placés en foyer éducatif pour JF, en pouponnière pour sa demi-sœur. Les visites de la mère à ses enfants sont régulées par l’autorité juridique et le droit de garde des enfants est confié aux pères respectifs. C’est dans cette atmosphère hostile que JF est admis en service d’hospitalisation temps plein de pédopsychiatrie. Peu à peu les symptômes anxieux dépressifs de JF, qui par ailleurs ne présente pas une structure de personnalité pathologique, s’améliorent jusqu’à se stabiliser, ce qui n’est pas le cas du climat familial qui s’enfonce dans la procédure judiciaire. JF est ainsi prisonnier des velléités parentales. Son père, qui a obtenu la garde, ne souhaite pas la mettre en application conscient de l’hostilité de son fils à cette idée et des graves conséquences que cela aurait au sein de sa nouvelle famille. Il est cependant formellement opposé à un retour de JF au domicile maternel, jugeant son ex-femme « maltraitante » sur le plan psychologique. Ses propos sont chargés d’une haine et d’une rancœur toujours étonnamment vivace après plus de 10 ans de séparation. Par ailleurs, la mesure de placement a des effets délétères sur la santé mentale de JF : il s’est déjà opposé à cette décision par un passage à l’acte auto-agressif, qui est un appel à ce que la situation change. La mère, troisième personnage de cette tragédie, est désespérée et désemparée par le retrait de la garde de ses deux enfants qu’elle a élevés seule jusqu’alors. Mais la situation dure des mois et ne se résout pas, chacun restant sur ses positions, l’enfant demeurant dans le service hospitalier qui l’accueille et refusant d’aller ailleurs que chez sa mère. L’enfant ne suit plus à l’école alors qu’il était auparavant brillant, il se met à avoir des conduites trangressives alors qu’il était plutôt bien structuré. Il perd progressivement tout espoir, et ni la justice, ni ses parents, ni le défenseur des enfants(3) n’arrivent à  faire progresser la situation. Un enfant normal est devenu sous nos yeux un enfant gravement perturbé et en danger. Il est intéressant de comprendre en quoi la conjugopathie du couple séparé est responsable de l’état de l’enfant (étiopathogénie) et comment elle a agi sur son équilibre (psychopathologie). Nous terminerons par des propositions visant à défendre réellement les enfants (et ils sont nombreux) confrontés à ce type de situation.   Maxence Maxence, 9 ans, est un très bel enfant au regard vif, qui s’exprime très bien ; son regard vert clair lui donne l’air d’un petit prince égaré sur notre planète ; on a du mal à imaginer qu’il vient de tout casser chez sa mère et qu’il a été amené par les pompiers parce qu’il a menacé de se suicider ; il reconnaît tout ce qu’il a fait et l’explique par une colère provoquée par les propos insultants que tient sa mère sur son père. Les parents sont séparés depuis que Maxence a 3 ans et, depuis, 12 audiences ont eu lieu entre des parents, chacun révoltés par la justice qui laisse un enfant sans défense détruit par « l’autre ». Le discours des deux parents est symétrique, il est passionné et ne tient jamais compte du besoin qu’a l’enfant que chacun des parents respecte l’autre. Maxence est admis dans l’unité temps plein et il alterne des moments de totale normalité avec des moments où il met bout à bout une opinion maternelle et une opinion paternelle comme s’il n’avait pas conscience de leur caractère inconciliable ; dans ces moments, l’équipe le trouve dissocié, d’autant plus qu’apparaît une sub-excitation de mauvaise augure. Les tests de niveau (WISC III) retrouvent une dissociation entre verbal (à 135) et performances (à 89), et les tests projectifs révèlent des éléments préoccupants surtout au Rorschach (non accès à une problématique œdipienne, troubles de l’identité, éléments persécutifs). Un jugement a lieu et ordonne la garde alternée. Chacun des deux parents a des arguments pour venir rechercher l’enfant et nous sommes obligés pour éviter des violences interparentales de demander une protection au procureur des mineurs pour observation, qui après le passage d’un expert, ordonne judiciairement le maintien de l’enfant dans notre service (OPP). Nous avons maintenu les appels téléphoniques qui durent 1 heure de la part de chaque parent chaque jour, afin d’évaluer l’importance de la place du discours parental dans la décompensation de l’enfant. Nous sommes rapidement édifiés. Chacun des parents durant l’hospitalisation de l’enfant nous accuse d’être instrumentalisés par l’autre ; Maxence est bien intégré scolairement et socialement, et nous ne pouvons au terme de l’OPP que le laisser sortir avec un signalement concernant sa situation, la nécessité de soins, et un avertissement concernant le risque de décompensation si la situation perdurait.   Psychopathologie J. Lacarrière en 1997 dans le « Monde de l’Éducation », à propos des voyages, différencie les voyageants et les voyagés : les « voyageants » sont ceux qui vont vers l’inconnu, découvrent, commercent et produisent, les « voyagés » étant ceux qui sont transportés par un voyagiste, des « non aventuriers ». Dans un article récent (4), à propos du divorce, une différence est introduite entre « divorçants et divorcés », les premiers étant ceux qui continuent (parfois toute leur vie) à divorcer, c'est-à-dire à être en procès, à accuser, à se plaindre de l’autre, à l’accuser, à l’insulter, à le critiquer en présence ou non des enfants, comme si la passion du divorce avait remplacé la passion amoureuse ou possessive ; les seconds, les divorcés, étant ceux qui ont tourné la page, accepté la séparation et l’idée que leur enfant demeure l’enfant du couple, mais que le but final est son autonomisation vis-à-vis des problèmes du couple (ils sont heureusement nombreux ceux qui adhèrent à cette attitude). Cet article, qui reprend des éléments du livre de M. Berger (5), montre comment c’est en s’appuyant tour à tour sur le lien avec sa mère et avec son père que l’enfant se construit d’une manière qui lui est propre et dans des temps qui relèvent de l’histoire personnelle de chacun. Quand les deux parents sont à ce point opposés, qu’il devient impossible à l’enfant de passer de l’un à l’autre, alors son fonctionnement psychique se rigidifie et son accès à l’ambivalence devient problématique, voire impossible, et l’enfant se met à éviter de penser ou bien résout par des décharges motrices ou comportementales son angoisse ingérable.    

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