publicité
Facebook Facebook Facebook Partager

Ophtalmologie

Publié le 07 nov 2023Lecture 10 min

Strabismes de l’enfant

François AUDREN, Hôpital Fondation Adolphe de Rothschild, Paris

Un strabisme (au sens large) peut être défini comme un défaut de parallélisme des axes visuels (selon Wikipedia). La suspicion de strabisme chez l’enfant est un motif de consultation à la fois fréquent et important, car c’est un point d’appel vers des pathologies ophtalmologiques diverses, et un strabisme isolé peut nécessiter une prise en charge rapide (risque d’amblyopie).

Physiologie/physiopathologie   Les axes visuels passent par la fovéa (centre de la vision, « point 0 » du système visuel). Lorsque le sujet fixe, ils s’alignent sur l’objet d’intérêt qui projette une image sur les fovéas des deux yeux (figure 1). La stimulation lumineuse de ces points rétiniens (dits correspondants) de chaque œil, va créer un influx nerveux qui est transmis au cortex visuel et entraîne l’excitation de neurones du cortex visuel primaire (cortex occipital V1). Ces derniers neurones, qui répondent à une stimulation monoculaire, sont adjacents au niveau des colonnes de dominance (de l’œil droit et gauche). S’ils sont stimulés de façon dite corrélée, ils vont à leur tour activer des interneurones binoculaires (figure 2). Figure 1. Projection de l’image d’un objet d’intérêt sur les fovéas de deux yeux. Figure 2. Juxtaposition des colonnes de dominance oculaire dans le cortex visuel primaire (tiré de A. Péchereau et coll.[1]) . Un influx nerveux issu de points rétiniens correspondant à l’œil droit (OD) ou l’œil gauche (OG) stimule des neurones monoculaires correspondants dans les colonnes de dominance (dévolues à l’œil droit ou à l’œil gauche). Ces neurones voisins, s’ils sont stimulés de façon corrélée, stimulent à leur tour un interneurone binoculaire.   Ces neurones du cortex visuel, par leurs interactions, sont aujourd’hui considérés comme un des éléments clés du système binoculaire, à la fois sensoriel (substrat de la vision binoculaire, c’est-à-dire du relief fin) et moteur (alignement des axes visuels)(1). Le développement de ces neurones et leurs synapses a lieu pendant une période critique (située entre 3 et 6 mois chez l’enfant né à terme), pendant laquelle se met en place simultanément la fixation visuelle et l’alignement oculaire. Les conditions de ce développement normal sont : une vision normale et symétrique des deux yeux, une stimulation visuelle appropriée (dite corrélée) des deux yeux, et un fonctionnement neuronal normal. Toute pathologie oculaire précoce ne permettant pas une bonne vision d’un œil ou des deux yeux, toute entrave à l’alignement des deux yeux, ou toute pathologie neurologique ou générale sévère du nourrisson peuvent être responsables d’un strabisme. On parle de correspondance rétino-corticale normale chez un enfant qui a eu un développement binoculaire normal, n’a pas de strabisme et une vision du relief normal. On parle de correspondance rétino-corticale anormale en cas de strabisme précoce où il n’y a pas de potentiel de vision binoculaire normale (cette capacité n’ayant pas été acquise lors des premiers mois de vie, elle est considérée comme incurable). Le non-alignement des axes visuels chez l’enfant a pour conséquence la compétition des images des deux yeux au niveau cortical, et l’installation de mécanismes antidiplopiques consistant en une inhibition sensorielle de l’information issue d’un œil ou de l’autre (« Le cerveau utilise l’image d’un seul œil à la fois »). En l’absence d’alternance de fixation des deux yeux, on peut assister à l’installation d’une suppression corticale totale de l’image issue d’un œil. Si elle se prolonge, elle sera responsable de l’amblyopie fonctionnelle, qui est la vision basse d’un œil (normal) d’origine corticale (par baisse de l’activité métabolique puis de modifications ultrastructurales neuronales du cortex visuel).   Classifications   On considère que le strabisme de l’enfant est une pathologie supranucléaire dans 90 % des cas (c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une paralysie oculomotrice). Outre le caractère précoce (sensorialité anormale) et tardif ou intermittent (sensorialité normale), les classifications des strabismes incluent divers critères : – le sens de la déviation et l’importance de l’angle ; – le caractère accommodatif du strabisme (est-il influencé par la correction optique ?) ; – le caractère secondaire (strabisme conséquence d’une pathologie oculaire ou pathologie générale sévère, notamment neurologique) ; – il existe des formes particulières rares (comme des syndromes dysinnervationnels touchant les nerfs oculomoteurs, par exemple), qui sont rares.   Définitions   Quand une déviation est permanente, on parle de tropie. Quand la déviation est latente (c’est-àdire qu’elle est mise en évidence lors de l’examen clinique mais pas présente spontanément), de phorie. Quand les axes visuels vont dans la direction horizontale en convergence, on parle d’ésotropie (déviation permanente) ou d’ésophorie (déviation latente). Quand les axes visuels vont dans la direction horizontale en divergence, on parle d’exotropie (déviation permanente) ou d’exophorie (déviation latente). En cas de déviation verticale, on parle d’hypo-/hypertropie (ou phorie).   Épidémiologie   L’incidence cumulée des strabismes chez les sujets de moins de 19 ans caucasiens est de 4 %, constituée à 60 % d’ésotropies, 33 % d’exotropies et 7 % de strabismes verticaux(2). Il existe des différences en fonction des régions du monde (majorité de strabismes divergents dans les pays d’Asie).   Examen clinique en cas de suspicion de strabisme   Interrogatoire Il précise l’âge de l’enfant, ses antécédents, notamment la présence de strabisme ou d’hypermétropie forte ou d’amblyopie chez les parents et la fratrie, et les antécédents personnels (prématurité, petit poids de naissance, déroulement anormal de la grossesse, de l’accouchement, pathologie générale ou neurologique) qui peuvent être des facteurs de risque de strabisme. L’interrogatoire précise également l’âge et les circonstances d’apparition du strabisme, le sens de la déviation, son caractère permanent ou intermittent, si c’est toujours le même œil qui est dévié.   Examen clinique Lors d’un premier examen, il faut répondre à 3 questions : • Existe-t-il réellement une déviation strabique ? Un faux strabisme (convergent surtout) est une impression de déviation d’un œil alors que les yeux sont droits. Cet aspect, fréquent chez le nourrisson, est dû à la morphologie orbitofaciale et surtout à la présence d’un épicanthus (figure 3). L’épicanthus est un repli cutané qui part de la racine du nez et se projette en regard du canthus interne, physiologique chez le sujet d’origine asiatique, mais peut s’observer chez des enfants non asiatiques, chez qui il disparaît avec la croissance. L’étude des reflets cornéens (symétriques) et l’examen sous écran (pas de mouvement de refixation) permettent d’affirmer la présence d’un strabisme ou non. Lorsque les parents suspectent un strabisme d’après des photographies (ce qui arrive fréquemment), il faut savoir que celles-ci n’ont de valeur que si l’on a utilisé un flash, et que l’enfant fixe l’appareil. Des photographies réalisées en consultation avec un smartphone peuvent être montrées aux parents à des fins explicatives. Figure 3. Aspect de faux strabisme convergent par épicanthus (les reflets cornéens sont symétriques).   Dans un ordre qui pourra varier (en fonction des habitudes de l’ophtalmologiste, de l’âge de l’enfant, du type de strabisme suspecté), l’examen ophtalmologique comprend – un test de vision du relief, s’il ne semble pas y avoir de strabisme ou s’il est intermittent (le test de Lang 1 le plus souvent) ; – l’examen des reflets cornéens : ils sont symétriques en l’absence de strabisme. En cas de strabisme, leur étude peut permettre de déterminer si c’est toujours le même œil qui fixe ou s’il y a une alternance spontanée de la fixation (figure 4) ; – une mesure de l’acuité visuelle de chaque œil si l’âge de l’enfant le permet (sinon la qualité de la fixation de chaque œil en cachant l’œil adelphe) – l’examen de la motilité oculaire, qui est normale dans la plupart des strabismes ; – l’examen sous écran(3), unilatéral puis alterné, permet d’authentifier la déviation des axes visuels. Test à l’écran unilatéral : en cas de strabisme quand on occlut l’œil fixateur, on observe un mouvement de l’œil non occlus qui prend à son tour la fixation. En revanche, il n’y a pas de mouvement quand on occlut l’œil non fixateur. Test à l’écran alterné : il révèle la part dite latente de la déviation strabique si elle existe (si l’angle augmente lorsqu’on le réalise). L’examen à l’écran (unilatéral et alterné) avec des prismes permet de quantifier la déviation. Figure 4. Ésotropie avec une fixation spontanément alternante par l’œil droit (A) ou l’œil gauche (B).   • En cas de déviation, celle-ci est-elle symptomatique d’une affection sous-jacente ? Si le diagnostic de déviation strabique est confirmé, l’examen ophtalmologique est requis pour s’assurer qu’une pathologie ophtalmologique n’en est pas responsable. On observera en particulier la clarté des milieux transparents (cornée, cristallin – absence de cataracte) et l’absence de pathologies du segment postérieur de l’œil (de la rétine ou du nerf optique) par un examen du fond d’œil dilaté. L’étape suivante est la mesure de la réfraction objective (mesure de la puissance dioptrique de l’œil), sous collyre cycloplégique (blocage pharmacologique de l’accommodation), en utilisant le cyclopentolate ou l’atropine. Les enfants avant 6 ans sont hypermétropes (sauf exception). La première étape du traitement d’un strabisme est généralement la prescription d’une correction optique, qui permet d’assurer, d’une part, la meilleure vision possible et, d’autre part, de traiter la part accommodative (évidente ou suspectée) du strabisme. L’hypermétropie, en fonction de son degré, est un facteur de risque (ou une cause) de strabisme convergent, en raison de la syncinésie accommodation/convergence. Lorsque l’hypermétropie n’est pas corrigée, l’enfant s’accommode pour voir net, ce qui entraîne une ésotropie dans un certain nombre de cas.   • S’il existe une déviation strabique, existe-il une amblyopie ? L’amblyopie fonctionnelle est définie par une différence de 2 lignes d’acuité visuelle, avec le port de la correction optique optimale pendant un temps suffisant. Cependant le plus souvent, même à l’âge préverbal et avant le port de la correction optique, l’examen permet de suspecter la présence d’une amblyopie ou de repérer les enfants à risque qui justifient d’être revus rapidement. En cas de strabisme chez un nourrisson, en cas d’alternance spontanée de fixation des deux yeux, le risque d’amblyopie est faible. En l’absence d’alternance, ce risque est d’environ 50 %. Le traitement de l’amblyopie repose en général sur l’occlusion sur peau jusqu’à l’isoacuité ou l’alternance (traitement d’attaque, qui peut durer plusieurs semaines ou mois), puis une diminution progressive de l’occlusion ou un traitement optique de pénalisation de l’œil non amblyope (traitements d’entretien, qui peut durer des années).   Les types fréquents de strabismes de l’enfant   Ésotropies accommodatives Elles sont la conséquence d’une sensibilité anormale au flou et sont associées à une hypermétropie importante. L’âge d’apparition est variable (classiquement après 1,5 an), avec correspondance rétino-corticale normale ou anormale en fonction de l’âge d’apparition. Ce type de strabisme est défini par un angle de déviation qui diminue significativement avec la correction optique. On parle d’ésotropie accommodative totale si les yeux sont droits avec la correction optique, et d’ésotropie accommodative partielle si l’angle diminue sans disparaître totalement avec la correction optique.   Ésotropies précoces Elles apparaissent avant 12 mois, fréquemment associées à une prématurité, une pathologie neurologique ou oculaire. Elles représentent classiquement associées à peu d’anomalies réfractives et sont le modèle clinique de la correspondance rétino-corticale anormale, où le risque d’amblyopie est le plus important. Elles se manifestent des caractéristiques motrices particulières qui signent le caractère précoce du strabisme (élévation en adduction, nystagmus manifeste latent, déviation verticale dissociée, fixation en adduction).   Exotropies intermittentes Ce type de strabisme est très fréquent et peut apparaître à tous les âges de la vie. Il est défini par son angle et par sa compensation intermittente (redressement des yeux plus ou moins facile, généralement inconsciente) (figure 5). Chez l’enfant il n’y a généralement aucun symptôme, la correspondance rétino-corticale est en règle normale (mais neutralisation de l’œil dévié quand le strabisme est visible). L’évolution est peu prévisible et la prise en charge mal codifiée. Figure 5. Exotropie intermittent : le patient alterne des périodes où le strabisme semble absent (A), avec d’autres où il existe une divergence à grand angle de l’œil droit (B).   Exotropies précoces Il s’agit d’un « symétrique » de l’ésotropie précoce, plus rare. Elles sont plus souvent associées à des anomalies oculaires ou neurologiques. Les ophtalmologistes n’hésitent donc pas à demander l’avis du pédiatre, du neuropédiatre, voire à demander une imagerie cérébrale dans ces cas.   Les traitements des strabismes   Ils reposent sur la correction optique, l’occlusion pour traiter ou prévenir une amblyopie, et le traitement angulaire du strabisme par la toxine botulique pour les ésotropies précoces (indication classique avant l’âge de 2 ans) et la chirurgie de strabisme.   La chirurgie de strabisme La chirurgie de strabisme n’est jamais une urgence et ne se conçoit qu’après le traitement optique et de l’amblyopie, en tenant compte de l’évolution spontanée de l’angle de déviation de chaque type de strabisme. Par exemple, on considère que 25 % à 30 % des strabismes convergents de l’enfant se redressent à l’âge de 6 ans en l’absence de chirurgie. La chirurgie est rarement réalisée avant l’âge de 3 ans, mais est souvent décidée avant la scolarisation en CP, à l’âge où le retentissement social du strabisme (une des principales motivations de la chirurgie) commence à poser problème. À noter qu’il n’existe pas de limite supérieure d’âge pour cette chirurgie. La littérature des 20 dernières années a abondamment illustré les bénéfices fonctionnels et psychosociaux de cette chirurgie.   Conclusion   Les strabismes de l’enfant sont une pathologie complexe dont l’examen clinique peut sembler pauvre alors qu’il peut révéler des dysfonctionnements profonds du système visuel. Les points essentiels à comprendre sont les grandes lignes du développement de la correspondance rétino-corticale normale, les principes du diagnostic et de la prise en charge.

Attention, pour des raisons réglementaires ce site est réservé aux professionnels de santé.

pour voir la suite, inscrivez-vous gratuitement.

Si vous êtes déjà inscrit,
connectez vous :

Si vous n'êtes pas encore inscrit au site,
inscrivez-vous gratuitement :

Version PDF

Articles sur le même thème

  •  
  • 1 sur 3

Vidéo sur le même thème