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Pédiatrie générale

Publié le 25 nov 2024Lecture 10 min

Crèches : des enfants en danger ?

Gérard LAMBERT, d'après un entretien avec Jean-Louis ORDIONI, pédiatre, Marseille

Le 22 juin 2022, une fillette âgée de 11 mois décède des suites de l’absorption d’un produit caustique au sein d’une crèche. Une agent de puériculture âgée de 27 ans, seule ce matin-là, avoue qu’excédée par les pleurs de l’enfant, elle l’a aspergée de détergent. Derrière l’odieux fait divers, on découvre alors un groupe privé, People & Baby, mu par une logique de maximisation des profits aboutissant à une organisation délétère pour la santé physique et mentale des nourrissons. Une financiarisation également dénoncée par Victor Castanet dans son livre enquête « Les ogres »(1). Pour faire le point sur la situation des crèches en France, Pédiatrie Pratique a rencontré Jean-Louis Ordioni, un pédiatre marseillais qui s’était ému de ces dérives avant que le drame ne survienne.

  Pédiatrie Pratique - Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux conditions de prise en charge des enfants dans les crèches ? Jean-Louis Ordioni - En plus de mon exercice en maternité et en cabinet libéral, j’ai commencé, il y a une quinzaine d’années, à travailler dans une crèche. Lorsque j’ai cessé mon exercice en maternité, je suis intervenu dans 9 autres crèches municipales de la ville d’Aubagne et de villages environnants. Depuis environ 7 ans je suis également salarié d’un groupement marseillais associatif, dénommé « Poussy Crèche »1, particulièrement impliqué dans la qualité de l’accueil des enfants. De ce fait j’ai pu observer depuis environ une quinzaine d’années la dégradation de la prise en charge des enfants dans ce secteur.   Pédiatrie Pratique - Victor Castanet a enquêté sur le groupe People & Baby en mettant à jour un système d’enrichissement personnel. Pensez-vous que les dérives concernent seulement les crèches privées ou aussi celles du secteur public ? J.-L. Ordioni - Le système privé est par définition lucratif, c’est pourquoi il existe des dérives liées à la maximisation du chiffre d’affaires au bénéfice des actionnaires ou, dans certains cas, au service d’un enrichissement personnel (comme l’exemple de People & Baby cité dans le livre). On ne retrouve pas cet objectif dans le secteur associatif ou dans les crèches municipales, mais nombre de ces dernières étant déficitaires, elles passent en délégation de service public et leur gestion est confiée à des crèches privées. Je travaille pour des crèches qui n’ont pas suivi cette voie mais j’ai pu constater la dégradation qualitative de l’accueil par le passage à la prestation de service unique (PSU ; encadré 1) qui rémunère les structures à l’heure de présence de l’enfant et au taux de facturation. Ce système a accru les difficultés d’un secteur qui était déjà en tension extrême2 .   Pédiatrie Pratique - Peut-on parler d’une maltraitance systémique au sein des crèches comme l’évoque le rapport de la commission parlementaire(2) ? J.-L. Ordioni - Sincèrement oui, je crois qu’il existe une maltraitance institutionnelle parce que cela fait des années que la politique du « plus » est encouragée, le système de financement n’est pensé que pour faire toujours plus de places dans les crèches. Résultat, les professionnelles3 ne sont pas assez nombreuses, elles sont mal formées, mal payées et en burn-out. Le niveau de qualification a diminué depuis que le pourcentage de professionnels détenteurs de diplômes d’état obligatoire dans l’encadrement des enfants (catégorie 1) est passé de 50 % à 40 % par un décret de 20104 . En outre un autre décret daté de juillet 20225 a assoupli les conditions d’embauche des salariés du secteur non titulaires d’un diplôme d’état (les 60 % de la catégorie 2), permettant le recrutement de personnels sans aucune qualification ni expérience de terrain, avec toutefois quelques « verrous » de sécurité. Ces mesures qui diminuent la qualification des équipes ne vont bien sûr pas dans le sens d’une meilleure qualité de l’accueil, elles sont uniquement prises pour compenser les difficultés de recrutement d’un secteur en tension et peu attractif. Il existe en effet un important turn-over, ce qui va à l’encontre de la théorie de l’attachement et de tout ce que nous connaissons des besoins de l’enfant. Ces éléments sont précisément détaillés dans le livre de V. Castanet, mais aussi dans le rapport de la commission ministérielle ou dans le préréférentiel que vient d’éditer l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)(3).   Pédiatrie Pratique - Tout a-t-il commencé en juin 2022 avec le drame de la petite Lisa ? J.-L. Ordioni - Oui, c’est à ce moment-là que le problème a commencé à être débattu dans l’espace public et qu’il a suscité la publication de deux livres(4,5) (en plus de celui qui vient de paraître), ainsi que des premières réactions politiques, mais cela faisait déjà 3 ans que j’avais proposé, avec Elisabeth Martin-Lebrun (alors présidente du Groupe de pédiatrie sociale et environnementale), le projet ICAE (encadré 2).   Pédiatrie Pratique - Quel était votre objectif avec l’initiative ICAE que vous avez proposé en 2019 ? J.-L. Ordioni - En me référant au modèle de l’IHAB (Initiative hôpital ami des bébés), label de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Unicef qui définit des critères de qualité pour les maternités, j’avais imaginé une Initiative crèche ami des enfants (ICAE). Il s’agit également d’une démarche de labellisation qualitative avec 10 points sur lesquels les gestionnaires de crèche doivent s’engager (voir encadré 2). J’avais proposé cela à une époque où peu de personnes semblaient se soucier de ce problème, mais je vois que maintenant les choses bougent dans le bon sens.   Pédiatrie Pratique - Il semble que l’argent public afflue dans les crèches privées et qu’il a permis à un système low cost de se développer et de prospérer ? J.-L. Ordioni - C’est un des éléments très intéressant du livre de V. Castenet et j’avoue que j’y ai découvert des choses que je ne connaissais pas. D’abord, ce que l’on appelle le prix du berceau, permet lorsque vous traitez avec une grande entreprise, par exemple une de celles du CAC 40, de fixer un prix du berceau très élevé. Tandis que lorsqu’une mairie fait un appel de délégation de service public, le prix du berceau chute des deux tiers, la marge de la structure ne pouvant alors être réalisée que sur le taux de remplissage et la masse salariale, en augmentant le premier et en diminuant la seconde. C’est ainsi que depuis l’installation de la PSU, les directrices de crèche sont polarisées par le taux d’occupation et que chaque matin, elles vérifient le planning, appellent des familles pour augmenter le nombre d’accueils occasionnels et boucher les trous. Cela n’est pas correct car, pour revenir à la théorie de l’attachement, on ne peut pas réaliser un travail satisfaisant avec un enfant qui vient 2 heures par semaine, il n’y a pas de sens à garder un petit de 3 ans en pointillé. Le système est pervers car si vous optimisez le taux de remplissage vous accroissez votre PSU dont il existe 3 niveaux - et votre rémunération horaire est supérieure.   Pédiatrie Pratique - A-t-on privilégié l’hygiénisme au détriment de la qualité d’accueil ? J.-L. Ordioni - Cette question concerne le contrôle des crèches qui est assuré par les services de la Protection médicale et infantile (PMI).   Pédiatrie Pratique - Justement, à qui sont confiés les contrôles au sein des PMI ? J.-L. Ordioni - Vous le savez, les PMI sont en manque de moyens matériels et surtout humains. Je le vois à travers les réunions auxquelles j’assiste, le nombre de médecins de crèches a nettement diminué. De plus, depuis la réforme de septembre 2021(6), leur statut est devenu celui de référent santé accueil inclusif (RSAI), de sorte que des infirmières ont pu prendre notre relais dans certaines missions pour pallier la pénurie. De la même façon, les médecins de PMI étant de moins en moins nombreux, ils ont été remplacés par des EJE (éducateurs[rices] de jeunes enfants) qui sont qualifiés pour réaliser les contrôles en crèche. Je ne critique ni les infirmières de crèche ni les EJE, qui sont des personnes formidables avec lesquelles je travaille au quotidien, mais on ne peut nier la baisse du niveau d’expertise. C’est pourquoi la surveillance technique et hygiéniste est réalisée correctement, mais il n’y a pas d’évaluation qualitative suffisante.   Pédiatrie Pratique - Quel est le rôle des pédiatres, doivent-ils être vigilants face à certains signes que présentent un enfant placé en crèche ? J.-L. Ordioni - Oui, bien sûr, il y a un dépistage à réaliser sur différents points, notamment en en ce qui concerne le neurodéveloppement de l’enfant en général, l’évolution de sa motricité, de son langage, de ses interactions sociales. L’important est de travailler en réseau et lorsque je constate un problème avec un enfant en crèche, j’appelle son médecin traitant. Mais les médecins de crèche sont de moins en moins nombreux et les infirmières RSAI n’ont pas cette facilité relationnelle avec les praticiens.   Pédiatrie Pratique - Les parents doivent-ils s’inquiéter devant certains com portements de l’enfant : tristesse, s’alimente moins bien, pleurs nocturnes, difficultés à se lever, etc. ? J.-L. Ordioni - Malheureusement les parents voient d’abord leur intérêt et ce n’est que lorsqu’ils sont face à des situations de maltraitance avérées qu’ils réagissent. Dans la plupart des cas, ils ont tendance à minimiser les problèmes. Mon propos peut paraître caricatural car il est vrai que certains parents s’interrogent sur le turn-over important, la présence de nombreux intérimaires et la diminution des personnels qualifiés, mais le plus souvent ils ne sont pas investis dans la vie de la crèche. Pour illustrer mon propos, je me souviens que pendant la pandémie de Covid, nous nous sommes interrogés sur le retentissement possible du port permanent du masque sur les enfants. Pour évaluer cet impact, nous avons proposé deux questionnaires : l’un aux professionnels de santé, l’autre aux parents. Grâce à ce travail, nous avons constaté que beaucoup d’interactions passaient par les yeux et que, en forçant un peu nos expressions, le lien avec les enfants était satisfaisant. Toutefois certains d’entre eux avaient tendance à se replier sur eux-mêmes et les plus touchés étaient bien sûr ceux qui passaient le plus de temps en crèche. Mais nous avons aussi noté que très peu de parents ont répondu au questionnaire, et ceux qui l’ont fait se sont limités à souligner lapidairement que « c’était un mal pour bien ». Une seule maman a paru se préoccuper du retentissement possible de cette situation sur son enfant.   Pédiatrie Pratique - Pensez-vous que ce livre et le préréférentiel de l’IGAS peuvent aider à faire avancer les choses ? J.-L. Ordioni - Je suis optimiste de nature et je pense que depuis l’électrochoc du drame de la petite Lisa, la sortie des livres et maintenant le préréférentiel de l’IGAS – qui va totalement dans le sens de ce que j’avais imaginé avec le projet ICAE –, l’attention a été attirée sur les problèmes du secteur. Les préoccupations sont désormais centrées sur les besoins de l’enfant, sa sécurité affective et la qualité de l’accueil, et tout cela va dans le bon sens. On ne peut cependant pas savoir si les propositions de l’IGAS seront appliquées, que cela soit en partie ou en totalité, et à quelle échéance, mais il faut que cela avance.   Pédiatrie Pratique - Comment voyez-vous la crèche idéale ? J.-L. Ordioni - En plus de ce que nous venons de dire, je souhaiterais que les parents soient plus investis dans la vie de la crèche, par exemple à travers des conseils de crèches auxquels pourraient participer des délégués des familles. Un autre point me paraît essentiel, c’est l’ouverture des crèches à la citoyenneté et à la nature. Il faut, comme on le faisait auparavant, sortir les enfants dans la ville et en milieu naturel. C’est ce qui se passe dans les crèches italiennes qui adhèrent à la pédagogie de Loris Malaguzzi, à laquelle je suis moimême attachée et qui prône une crèche citoyenne et hors les murs. Il faut être ambitieux et voir plus loin que les problèmes qui nous préoccupent aujourd’hui. Notes 1. « Poussy Crèche » est gérée par Magali Bachelier, qui est également présidente de « Accent petite Enfance », un syndicat des crèches associatives : https://accent-petite-enfance.org/ 2. Ces modes de financement ont été institués sous l’impulsion de la Cour des comptes, dont l’objectif était d’optimiser l’utilisation de l’argent public tout en ouvrant le plus de places possibles en crèche. Voir : Synthèse du rapport thématique de la Cour des comptes, novembre 2013 : L’accueil des enfants de moins de 3 ans : une politique ambitieuse, des priorités à cibler. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/ synthese_rapport_thematique_accueil_enfants_moins_3_ans.pdf 3. Environ 90 % des salariés du secteur sont des femmes. 4. Décret 2010-613 du 7 juin 2010 modifiant l’article R2324-42 du code de santé public. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000022320456/2010-06-09 5. Arrêté du 29 juillet 2022 relatif aux professionnels autorisés à exercer des modes d’accueil du jeune enfant. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000046138910 Propos recueillis par G. LAMBERT (début octobre 2024)

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