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Environnement

Publié le 08 jan 2024Lecture 10 min

Le marché des risques sanitaires

Gérard LAMBERT, d'après un entretien avec Jean-David ZEITOUN, épidémiologiste et hépatogastroentérologue, Paris

Pourquoi nos sociétés produisent-elles de plus en plus de maladies dont elles ne veulent pas tout en dépensant toujours plus pour les traiter ? C’est ce paradoxe que l’épidémiologiste et gastroentérologue, Jean-David Zeitoun tente d’analyser dans son dernier ouvrage*. Pédiatrie Pratique l’a rencontré pour en savoir plus.

Pédiatrie Pratique - Il est souvent admis que l’espérance de vie continue à augmenter dans les pays à hauts revenus. Cette affirmation est-elle toujours d’actualité ? Jean-David Zeitoun - Première constatation, la plus grande puissance au monde, les États-Unis, a vu son espérance de vie baisser à partir de 2015, donc avant la pandémie. Les raisons de cette diminution sont anthropiques, elles sont produites par la société elle-même : alcool, suicides, overdoses et probablement obésité. Deuxième constat, de façon logique l’espérance de vie a baissé dans tous les pays au cours de la pandémie de SRAS-Cov-2, mais pour beaucoup d’entre eux, elle n’a toujours pas retrouvé son niveau antérieur. Enfin et surtout, l’espérance de vie n’est pas un bon indicateur car lorsqu’elle baisse il est déjà trop tard, des années ont été perdues pour agir contre un phénomène qui s’est développé en amont. Si on attend que l’espérance de vie décline pour s’attaquer à la cause de ce déclin, il sera alors très difficile de revenir en arrière.   Pédiatrie Pratique - Vous écrivez qu’après avoir amélioré la santé publique, la croissance économique a créé une offre et une demande de risques. À partir de quand cet équilibre bénéfice/ risque s’est-il inversé ? J.-D. Zeitoun - Il est impossible de dater ce moment précisément et scientifiquement, mais on peut donner des repères. La première révolution industrielle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, a été dans un premier temps à l’origine d’une dégradation des conditions de vie et de la santé publique liée à l’urbanisation, mais cela n’a duré que quelques décennies. En revanche, l’industrialisation a sûrement participé à l’augmentation de l’espérance de vie qui est passé du XVIIIe au XXe siècle de 30 ans à 60-65 ans. Après la Deuxième Guerre mondiale, la croissance économique et la pollution qu’elle engendre ont progressé à des niveaux d’échelle jamais enregistrés auparavant. C’est probablement à ce moment que l’équilibre entre ses effets positifs et négatifs s’est inversé, mais cela ne s’est pas vu tout de suite car la médecine et la chirurgie ont réussi à faire encore progresser l’espérance de vie jusqu’à plus de 79 ans. En effet, entre les années 1950 et le début des années 2000, la croissance de l’espérance de vie est essentiellement due à la médecine, la pharmacie et la chirurgie. Mais c’est aussi à cette période que l’accroissement des maladies chroniques est devenu supérieur à la seule croissance démographique, et ce même en tenant compte du vieillissement de la population.   Pédiatrie Pratique - Pourquoi abordez-vous ces questions majeures de santé publique avec une approche d’économiste d’offre et de demande ? J.-D. Zeitoun - Il existe une contradiction majeure dans l’évolution de nos sociétés qui produisent des maladies et investissent toujours plus pour les traiter. C’est cette incohérence qui est à la base de ma recherche. Quand on analyse les risques (tabac, alcool, pollution, alimentation, etc.), on constate que la plupart d’entre eux, si ce n’est tous, appartiennent à la croissance économique. Et s’ils appartiennent à la croissance, c’est qu’il y a un marché, et donc une offre et une demande de risques. Il s’agit certes d’une façon particulière de le dire car les entreprises ne se rendent pas toujours compte qu’elles vendent des risques et les consommateurs qu’ils les achètent, mais si ce n’était pas le cas, il n’y aurait ni marché ni croissance.   Pédiatrie Pratique - Les risques que vous étudiez dans votre livre sont : pollution, eau, air, pollution chimique, alimentation, réchauffement climatique, etc. L’exposition précoce à ces risques accroît-elle le risque de pathologie à long terme ? J.-D. Zeitoun - L’enfance est une période de vulnérabilité car c’est un temps de développement et on sait que tout ce qui interfère avec ce développement est susceptible de programmer des pathologies qui surviendront plus tard. L’exposition aux perturbateurs endocriniens en est un exemple paradigmatique : elle apparaît particulièrement délétère dès le développement in utero et jusqu’à l’adolescence.   Pédiatrie Pratique - La pollution (air, eau) baisse-t-elle dans nos pays, y compris, par exemple, les perturbateurs endocriniens ? J.-D. Zeitoun - Non, probablement pas. La pollution particulaire de l’air extérieur augmente dans le monde du fait de la croissance des pays à faibles revenus, mais elle est en nette diminution depuis 30 ans dans ceux à hauts revenus, du fait de la régulation mais aussi de la délocalisation de la production dans les pays pauvres. D’autres formes de pollution sont en hausse sur l’ensemble de la planète, et notamment la pollution chimique. Cela est également vrai pour l’ozone, molécule qui se forme à partir d’autres polluants, et qui augmente en raison du réchauffement climatique, y compris dans les pays riches.   Pédiatrie Pratique - Vous consacrez un important chapitre à l’alimentation ultra-transformée. Comment la définissez-vous ? J.-D. Zeitoun - À ma connaissance, il n’existe pas de définition consensuelle. Plus les aliments sont éloignés de leur état d’origine, plus ils sont transformés. Les fruits, les légumes, la viande sont des aliments bruts ; d’autres, comme le yaourt ou le fromage, sont juste transformés ; puis viennent les aliments ultra-transformés comme les biscuits, les chips, les pizzas, les plats préparés, etc.   Pédiatrie Pratique - Vous soulignez que l’alimentation ultratransformée entraîne un surrisque de maladies cardiovasculaires,métaboliques, de maladies inflammatoires (côlon), cancers et maladies autoimmunes. On connaît les difficultés d’attribution de la causalité en épidémiologie, comme l’indiquent les critères de Bradford Hill. Comment affirmer ces relations ? J.-D. Zeitoun - Il faut être lucide sur les difficultés de l’épidémiologie environnementale et nutritionnelle parce que, comme vous le soulignez, elles ont des limites méthodologiques, mais aussi parce que nous sommes exposés à de multiples agents en interaction. Et nous ne résoudrons pas ces problèmes avec des essais randomisés incluant 60 000 sujets suivis pendant 30 ans. En revanche, nous avons plus de données qu’auparavant et il existe à mon avis assez d’études convergentes qui montrent une augmentation du risque de nombreuses maladies liées à l’alimentation ultra-transformée (tableau). Je pense que dans le domaine de la nutrition, comme dans celui du risque environnemental, il ne faut surtout pas attendre d’avoir une preuve parfaite - que nous n’aurons d’ailleurs jamais - pour prendre des décisions de santé publique. Dans le cas du glyphosate par exemple, certaines études montrent un risque accru de maladie de Parkinson et de lymphome, mais les industriels se servent d’autres résultats moins probants pour retarder les décisions réglementaires et/ou législatives. Si on fait cela pour tous les risques, on paralyse l’action publique, ce que l’on ne peut pas permettre alors que les preuves sont suffisantes et, au regard de l’échelle, pour des risques auxquels pratiquement l’ensemble de la population mondiale est exposé.   Pédiatrie Pratique - Vous avancez un chiffre marquant : un coût sanitaire engendré par l’AUT (alimentation ultra-transformée) équivalent à 3 fois les bénéfices de l’industrie agroalimentaire ? Comment parvient-on à un tel résultat ? J.-D. Zeitoun - Il s’agit d’un calcul approximatif réalisé par Robert Lustig (endocrino-pédiatre de l’université de Californie à San Francisco, UCSF) pour marquer les esprits. Les bénéfices de l’industrie alimentaire, en comptant les supermarchés et les restaurants, s’élèvent à 657 milliards de dollars aux États-Unis et les dépenses liées aux maladies chroniques atteignent environ 2 670 milliards. En estimant que l’alimentation participe au développement de la plupart de ces maladies, il conclut à un ratio de 3. Il faut prendre ce chiffre pour ce qu’il est et en retenir surtout un ordre de grandeur.   Pédiatrie Pratique - Vous remettez en cause deux idées qui ont encore cours en nutrition : la calorie est une unité objective et constante quel que soit le type d’aliment ; et le gras est l’élément le plus toxique pour les maladies cardiovasculaires. J.-D. Zeitoun - Contrairement à ce que l’on a cru jusque dans les années 1990 toutes les calories ne se valent pas, il est probable, par exemple, que celle du sucre soit pire que celle du gras. De même, on a longtemps considéré que l’ennemi publique numéro un en matière d’alimentation était le gras et que le sucre, qui apporte de l’énergie, était plutôt bon. Aujourd’hui, on pense que certaines graisses sont nécessaires alors que le sucre est presque toujours mauvais, et ce dès le premier gramme consommé, sauf lorsque l’index glycémique est bas, comme avec les sucres lents. Il faut faire une place particulière au fructose qui est souvent ajouté dans les AUT. Dans les fruits, ce sucre est peu concentré et associé à des fibres mais lorsqu’il est ajouté aux aliments non naturels, il devient toxique, non seulement pour les calories qu’il amène, mais aussi parce qu’il a des effets négatifs propres et qu’il est connu pour son pouvoir addictogène.   Pédiatrie Pratique - Autre idée bien ancrée que vous combattez, la consommation alimentaire, voire la surconsommation, serait une affaire de choix, de comportement individuel. J.-D. Zeitoun - La façon dont nous mangeons ne répond pas totalement à une raison éclairée. Elle est soumise à des automatismes, de multiples contraintes et influences, en particulier sociales, qui échappent à notre conscience. De façon générale, notre comportement est sculpté par notre environnement. Or l’alimentation ultra-transformée est ubiquitaire (figure 1), elle sature les rayons des supermarchés, elle est le plus souvent moins onéreuse que les aliments plus sains et, de surcroît, elle est addictive du fait de l’ajout de fructose. Ces éléments disqualifient l’hypothèse d’un libre arbitre des comportements qui pourraient être modifiés par l’information et l’éducation. Si cela n’était qu’une affaire de choix et de volonté, le problème ne se poserait pas car tout le monde sait qu’il faut bien manger. Le problème est que le marché est totalement libre et qu’il n’est soumis à aucune régulation. Il expose précocement les enfants aux risques liés à ces produits en les incitant à la consommation avec des publicités qui leurs sont spécifiquement destinées. Figure. Proportion d’alimentation ultra-transformée dans l’alimentation totale en fonction des pays. D'après Touvier M et al. BMJ 2023 ; 383 : e075294.   Pédiatrie Pratique - Selon vous, la seule solution pour contrôler la production industrielle de risques est le triptyque réguler/ taxer/accompagner, et vous prenez comme modèle l’industrie pharmaceutique ? Pouvez-vous nous préciser cela ? J.-D. Zeitoun - L’industrie pharmaceutique est très régulée, un médicament ne peut pas être mis sur le marché sans avoir suivi un protocole strict de développement et, même lorsqu’il est autorisé, il existe un deuxième niveau de contrôle puisque seul un médecin peut le prescrire. Grâce à ce système, pratiquement personne ne s’interroge sur la dangerosité du médicament à l’occasion d’un achat en pharmacie. Les gens ont confiance, ils savent que ce sont des produits de qualité, des produits sûrs. Pour la chimie ou l’alimentation, qui ont un impact tout aussi direct sur la santé, on ne vérifie pas la toxicité des produits avant de les mettre sur le marché où ils peuvent être vendus à bas coût et à grand renfort de marketing. À défaut de régulation, on pourrait agir sur le levier économique, mais là encore les industriels ne rencontrent aucun obstacle puisque les produits les pires sont les moins chers, ils ne sont soumis à aucune taxe qui permettrait de corriger l’offre. L’absence d’intervention de l’État équivaut à une cession de pouvoir aux industriels.   Pédiatrie Pratique - Nous sommes aujourd’hui exposés à un ensemble de produits qui ont des interactions complexes. Quelle est la meilleure méthodologie pour comprendre cette complexité ? J.-D. Zeitoun - Les scientifiques savent faire leur travail et parviennent à évaluer le risque de certains produits, notamment grâce aux grandes cohortes, mais aussi à d’autres études. Là où nous avons un besoin plus marqué c’est sur le plan thérapeutique, au sens d’un traitement de la santé publique. Il faut actionner les deux leviers, économique et réglementaire, car face à des effets sanitaires systémiques, c’est sur le système lui-même qu’il faut agir, pas sur les individus. Les pédiatres connaissent les conseils qu’ils peuvent donner aux parents pour éviter certaines expositions (voir article sur les conseils à donner aux parents), mais ils savent aussi que l’on ne peut pas tout éviter car les risques sont trop ubiquitaires. Propos recueillis par G. LAMBERT (fin novembre 2023) Notes 1 Critères de Hill AB. The environment and disease: association or causation ? Proceed R Soc Med 1965, 58 : 295-300. 2 Lustig RH. Metabolical. The truth about processed food and how it poisons people and the planet. Yellow Kite, 2021. * Zeitoun J.-D. Le suicide de l’espèce. Éditions Denoël, 256 pages, 20 euros.

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