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Profession, Société

Publié le 15 avr 2021Lecture 9 min

Histoire médicale du pathologique, le concept de maladie à travers les âges

Gérard LAMBERT, Paris

En intitulant sa thèse de médecine « Le normal et le pathologique » Georges Canguilhem(1) entendait déplacer une question qui occupe médecins et philosophes depuis toujours : qu’est-ce que la maladie au regard de la santé ? Quelles sont les limites de l’une par rapport à l’autre ? Au fil des siècles, la médecine a apporté différentes réponses à ce problème.

Prenons pour point de départ une problématique très contemporaine, celle du débat sur l’homéopathie. Croire ou ne pas croire à l’homéopathie renvoie à des conceptions irréconciliables de la pathologie et de la thérapeutique. Ceux qui ne voient pas de contradiction à recourir, selon les cas, à l’allopathie ou à des pratiques dont les bénéfices n’ont jamais été prouvées par l’EBM se fondent sur une double perception de la maladie : les granules pour les petits bobos et le moral, les comprimés et les injections pour les pathologies sérieuses. Sans le savoir, ils se réfèrent à une dichotomie qui traverse la médecine depuis l’Antiquité : l’expérience de la maladie par le patient et la maladie en tant qu’entité nosologique dûment répertoriée par la faculté. D’un côté l’art, de l’autre la science. Ne serait-ce que par cette dualité, les concepts de normal et de pathologique ne sont toujours pas exempts d’imprécisions, d’ambiguïtés et de contradictions. L’ontologie archaïque La plus ancienne représentation de la maladie est celle d’un démon qui prend possession du corps de la victime. Le mal est à la fois cause et processus de la maladie. Il s’introduit, agit, se nourrit de la substance de sa proie, la consume. Comme l’a écrit Georges Canguilhem, dans la pensée archaïque « la maladie entre et sort de l’homme comme par la porte » (2). Instrument d’une malédiction divine ou d’un ensorcellement, elle fait alternativement du malade une victime ou un coupable qui s’ignore. Parce qu’elle s’incarne dans une entité immatérielle et qu’elle prévaut dans les sociétés anciennes, les historiens ont qualifié cette représentation « d’ontologie archaïque ». La maladie sacrée La rupture avec cette vision vient d’une petite île du Dodécanèse, l’île de Kos, dans laquelle se développe au Ve siècle av. J.-C. une école de médecine promise à la postérité. À travers les 63 traités du Corpus hippocratique qui nous sont parvenus se dessine une conception de la maladie qui lui dénie toute origine magique ou divine. Toutes les pathologies ont des causes naturelles, même la plus mystérieuse d’entre elles, aujourd’hui connue sous le nom d’épilepsie. Car comment ne pas voir les stigmates d’une possession démoniaque dans les manifestations spectaculaires du grand mal ? Cette maladie « (…) n’est nullement plus divine que les autres, affirme l’auteur du Traité de la maladie sacrée, mais de même que les autres ont une origine naturelle à partir de laquelle chacune naît, celle-là a une origine naturelle et une cause(3) (…) ». Ce faisant, Hippocrate et ses disciples distinguent l’étiologie de la maladie de son évolution dans le temps. Les processus pathologiques acquièrent une dynamique, ils ont un début, un développement et une résolution, heureuse ou malheureuse selon les circonstances(4). La médecine hippocratique s’attache plus à la typologie des malades qu’à la spécificité des maladies. « En exagérant un peu, écrit l’historien Henry Sigerist, nous dirions qu’elle ne connaît pas de maladie mais seulement des malades(5) ». On parle aussi, pour la médecine hippocratique, de conception « physiologique » de la maladie. La médecine des espèces Longtemps figée dans les préceptes de Galien (129-216), la tradition médicale se transforme sous l’impulsion de la révolution scientifique des XVIIe et XVIIIe siècles dans les sciences biomédicales(6) , notamment avec la description de la circulation sanguine par William Harvey (1578-1657). Les médecins s’inspirent également des botanistes qui ont entrepris de classer les espèces naturelles. Comme eux, ils se targuent de déchiffrer la grammaire de la Création, ici dans les caractères des plantes, là dans les symptômes des maladies. Thomas Sydenham (1624-1689) ambitionne d’établir une nosologie « (…) avec le soin et la même exactitude que les botanistes ont fait dans leurs traités sur les plantes(7)». Ordonnées en classes, genres et espèces, les maladies sont reconnaissables par leurs symptômes, caractères spécifiques, immuables et constants. Comme les fleurs, elles éclosent, fleurissent, sont rythmées par des temporalités saisonnières. Et si l’affection n’est pas identifiable, c’est que le patient a corrompu cette entité parfaite et idéale, ce qui fait dire à Michel Foucault que « pour reconnaître la vérité du fait pathologique, le médecin doit abstraire le malade(8) (…) ». À Montpellier, François Boissier de Sauvages (1706-1767), qui entretient une correspondance avec le Suédois Carl Von Linné (1707- 1778), auteur de la première classification naturaliste, publie en 1763 un traité des classes de maladies en 5 volumes(9). Le dernier représentant de ce courant est Philippe Pinel (1745-1826), plus connu pour avoir libéré les fous au cours d’une scène de légende imaginée par l’un de ses biographes. Dans sa Nosographie philosophique(10), Pinel distingue notamment six ordres de fièvres auxquels nous serions en peine d’attribuer la moindre réalité clinique. De la clinique à la pathologie cellulaire Le premier des aliénistes ne voit pas le grand tournant pris par Gaspard Laurent Bayle (1774-1816) et René Théophile Laënnec (1781-1826) dont l’école anatomo-clinique établit la distinction entre symptômes offerts et signes obtenus par artifice médical(11). Auscultation, palpation et percussion indiquent la probabilité d’une lésion spécifique sousjacente telle que décrite par l’anatomopathologie de François-Xavier Bichat (1771-1802) et désormais considérée comme l’origine, la réalité matérielle, l’essence même de la maladie. Mais pour cette médecine localisatrice se dessine déjà une difficulté, celle des pathologies dites « vitales », qui ne s’accompagnent d’aucune lésion. François Broussais (1772-1838) critique l’ontologie des nosographes qui décrivent « des fantômes » (12), une même cause morbide pouvant produire des effets distincts. Selon lui, toutes les maladies sont générales et d’origine inflammatoire. Par-delà les aberrations thérapeutiques auxquelles mèneront ces théories, à grand renfort de saignées et de sangsues, Broussais pose les principes de la « médecine physiologique » : il n’y a pas de différence de nature entre le physiologique et le pathologique, entre santé et maladie, mais une différence quantitative, en plus ou en moins(13). Dès lors, le passage du normal au pathologique se fait insensiblement, les frontières se brouillent. L’un des objectifs de la thèse de Canguilhem, qui souligne la confusion entre norme et moyennes en santé, est de combattre cette notion de différence quantitative en insistant sur la rupture qualitative : « les maladies sont de nouvelles allures de vie ». Recentrant la définition de la maladie sur sa dimension personnelle et subjective, G. Canguilhem définit par contraste la santé comme « (…) le luxe de tomber malade et de pouvoir s’en relever(14). » Outre Claude Bernard (1813- 1878), père de la médecine expérimentale, August Virchow (1821- 1922) reprend le principe de Broussais à son compte. Auteur de la « deuxième théorie cellulaire », il pense que les cellules sont autant le siège des processus vitaux que des maladies. Par un examen microscopique systématique, il décrit les altérations cellulaires au sein des lésions anatomopathologiques recensées depuis le début du siècle(15). La réalité pathologique fondée quelques décennies auparavant sur des manifestations observables se loge désormais dans des structures invisibles à l’œil nu. Du microbe à la molécule La pathologie cellulaire de Virchow et la physiologie bernardienne contribuent au retour d’une conception physiologique de la maladie. Mais quelques années plus tard, Louis Pasteur (1822- 1895) en France et Robert Koch (1843-1910) en Allemagne imposent pour la première fois l’idée d’une étiologie spécifique des pathologies infectieuses : à un germe correspond une maladie. Celle-ci n’est plus caractérisée par des symptômes ou des lésions, mais par la présence du microbe dans l’organisme, cause à la fois de la pathologie, de sa dynamique et de son évolution. Le débat « de la graine et du sol » va cependant venir tempérer ce retour d’une vision ontologique. La découverte de porteurs sains pose en effet la question de savoir qui du microbe (la graine) ou du malade (le sol) détermine la survenue et la gravité de l’affection ? À l’aube du XXe siècle, Archibald Garrod (1857-1936) entrevoie le moyen d’explorer la composante héréditaire du « terrain », qu’il appelle diathèse, grâce aux principes de la génétique mendélienne émergente. Il dé montre que l’alcaptonurie est liée à un défaut de dégradation de l’acide homogentisique par déficit enzymatique. Et puisque la maladie est transmise de façon héréditaire, cette carence enzymatique doit être en rapport avec l’alté ration d’un facteur héréditaire mendélien. Il forge alors le concept « d’erreurs innées du métabolisme »(16) et démontre, bien avant les biologistes(17), la relation entre gène et enzyme. C’est un chimiste, Linus Pauling (1901-1994), double récipiendaire de prix Nobel, qui fit de la drépanocytose le premier modèle de maladie moléculaire après avoir démontré l’altération de l’hémoglobine à l’électrophorèse(18). En même temps, il caractérisait à la suite d’A. Garrod le concept de maladie génétique au sens moderne du terme. Avec le décryptage du génome humain, les plus optimistes ont trop vite entrevu une élucidation du « déterminisme moléculaire des maladies héréditaires et acquises(19) (…) » et l’avènement d’une nosologie selon un seul et unique axe, en l’occurrence moléculaire. Car dans le sillage de la biologie moléculaire, les maladies se sont dissoutes dans le génome. Ce qui était une exception, à savoir les pathologies à transmission verticale, devient une règle puisque la diathèse, la constitution, le terrain, toutes ces notions se trouvent réunies dans une seule et même abstraction : le gène. Tout en provient et tout y revient, le cancer bien sûr, mais aussi les maladies multifactorielles et même les pathologies infectieuses, par exemple avec les mutations du gène codant pour le co-récepteur CCR5 qui confèrent une résistance à l’infection par le VIH(20). Biomédecine et ontologie Depuis le XIXe siècle, le concept de maladie porté par la biomédecine s’est éloigné de l’expérience du patient, notamment par le traitement de facteurs de risque silencieux, comme l’HTA et le diabète désormais considérés comme des maladies à part entière. De plus, les maladies elles-mêmes évoluent, se transforment dans le temps et l’espace, « Elles naissent, vivent et meurent », comme l’écrivait le pastorien Charles Nicolle (1866-1938)(21). Leurs formes, leurs fréquences et leurs distributions sont en perpétuel remaniement, souvent de façon imperceptible, parfois plus brutalement sur de courtes périodes historiques comme le passage, au cours du XXe siècle, d’un régime de maladies aiguës à une prédominance de maladies chroniques, un nouveau concept dans lequel sont rangées des affections pour le moins hétérogènes. Et une boucle semble se boucler car avec la biomédecine une nouvelle ontologie se fait jour. Nous n’avons plus à faire à un démon prêt à dévorer les corps mais à des catégories cohérentes, structurées par une logique interne, qui semblent exister au-delà de tout substrat et de tout milieu. Pourtant, comme le soulignait G. Canguilhem, il n’existe de pathologie qu’en relation à un environnement(22). Car la maladie est un concept médical qui ordonne l’infinie diversité des perturbations de la santé et offre au praticien une grille de lecture rationnelle d’une réalité versatile. Elle est une construction savante et méthodique, un être de raison, pas une entité naturelle(23).

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