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Profession, Société

Publié le 30 oct 2017Lecture 11 min

Intoxication par cannabis et cannabinoïdes de synthèse

Isabelle CLAUDET, Service d’accueil des urgences pédiatriques, hôpital des Enfants, CHU de Toulouse

Le cannabis est la drogue la plus consommée dans le monde comme en témoigne l’importance des saisies annuelles (respectivement 5 834 tonnes et 1 433 tonnes d’herbe et de résine de cannabis selon le rapport mondial sur les drogues en 2016 : www.unodc.org/wdr2016/ ). L’Europe Centrale et l’Europe de l’Ouest sont en tête des saisies (40 %) et l’Espagne représente à elle-seule 26 % de celles-ci. La France, pays où le cannabis est illicite, occupe la première place des pays européens consommateurs(1). Les usagers sont principalement de jeunes adultes et des adolescents âgés de 15-16 ans, avec un taux de consommation respectif de 22 % et 39 %.

Chez les collégiens en 3e, le taux d’expérimentation était de 24 % chez les filles et de 28 % chez les garçons en 2014(2) ; il atteignait 48 % dans la population âgée de 17 ans la même année, 9 % d’entre eux déclaraient un usage régulier (6 % en 2011)(3). Tandis que le marché de l’herbe se modifie avec l’augmentation d’une production française locale, la majeure partie du trafic de résine de cannabis est importée du Maroc via l’Espagne (par voie aérienne ou maritime) et à travers la France vers les Pays-Bas et l’Europe du Nord par voie routière (« go fast » ou « go slow »). Le conditionnement de la résine a changé, un format plus réduit sous forme d’olives supplée les « traditionnelles » plaques de 250 g(1). L’autre évolution majeure réside dans l’augmentation des concentrations en principe actif ou D9-tétrahydrocannabinol (THC) de l’herbe et de la résine (20,7 % en 2014 versus 9,3 % en 2004 en France)(4). L’impact sanitaire de ces tendances – de consommation, concentration, banalisation de son usage (effet de sa dépénalisation dans certains pays), du cannabis thérapeutique, de la diversification de produits comestibles en contenant et accessibles par internet – est encore mal documenté, notamment chez les jeunes enfants. Épidémiologie Augmentation des admissions Plusieurs sources (PMSI - Programme de médicalisation des systèmes d’information - national des services d’urgences et réanimation pédiatriques), CAPTV* français, confirment l’augmentation des admissions pour intoxication par cannabis chez les plus jeunes, ou effets inattendus (cardiovasculaires) chez les jeunes adultes. Cette augmentation est plus importante que celle des passages dans ces mêmes unités, que celle des admissions en unité de réanimation, et plus importante encore que celle de la population « cible ». Ce phénomène est constaté aussi bien dans des pays comme la France où cette drogue est illicite que dans des pays ou états qui ont dépénalisé son usage. Le problème est donc bien plus complexe que celui de légaliser ou non son usage. *Centres antipoison et de toxicovigilance. Élévation de la concentration en produit actif (THC) M. Spadari et coll.(5) du centre antipoison de Marseille avaient lancé une première alerte en 2009 en décrivant 93 appels pour intoxications pédiatriques sur la période 1993-2007. Ils s’interrogeaient déjà sur un éventuel lien entre une concentration plus forte en THC des produits issus de saisies douanières et l’augmentation de cas graves (coma, convulsions). Contrairement aux autres pays européens, la résine de cannabis (haschich) est la forme circulante la plus représentée et consommée sur le marché français. Cette résine provient essentiellement du Maroc. Depuis 2008, l’augmentation de sa teneur en THC a été démontrée et est en relation avec une modification de la production à partir de plants hybrides au lieu des plants de kifs « traditionnels »(6,7). En France, L. Dujourdy et F. Besacier affirment récemment que les trois quarts des saisies correspondent désormais à un taux moyen de THC > 20 % par gramme (contre 9,3 % en 2004)(8) (figure). Ce taux de THC moyen est connu dans d’autres pays, souvent à partir de saisies douanières, mais le produit n’est pas toujours celui vendu aux consommateurs notamment dans les pays comme en Hollande où il existe une part importante de culture nationale(9). Outre la France, ces taux ont été analysés et publiés aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie et Nouvelle-Zélande(10). Aux Pays-Bas comme en France, le taux moyen de THC est plus élevé dans la résine que dans la marijuana (herbe), mais la production locale est plus concentrée que les formes importées (exemple de la résine locale : 29,6 % vs 14,3 %)(10,11). Au Royaume-Uni, la concentration en THC de la résine ou de l’herbe semblait stable(12). Aux États-Unis, M.A. ElSohly et coll.(13) ont observé un taux de THC moyen de 12 %. En Australie, W. Swift et coll.(10) ont mis en évidence une évolution croissante du taux moyen de THC dans la marijuana (14,9 %). Il n’existe pas au niveau européen de publications de larges cohortes de patients pédiatriques intoxiqués ou d’alerte sanitaire en rapport avec l’évolution de ces taux, en dehors de l’exception française, avec des concentrations régulièrement élevées. Dans les pays où le cannabis a été dépénalisé, l’augmentation des admissions pédiatriques en service d’urgence est le même et en rapport avec trois facteurs : une plus grande disponibilité, la banalisation de son usage et son incorporation à de nombreux produits dérivés comestibles (gâteaux, cookies, bonbons, barres chocolatées, etc.) et d’aspect très attractif pour les enfants(14-20). En France, le mode d’intoxication principal est l’ingestion d’une barrette ou d’une boulette de résine « shit ». Une intoxication par inhalation passive est possible d’autant que la biodisponibilité est plus importante que par voie digestive (50 % versus 5-20 %), et que l’apparition des effets est plus précoce, mais de durée plus courte(14,15). Manifestations cliniques Très lipophiles, les composés principaux du cannabis présentent un pic plasmatique entre 1 heure (inhalation) et 3 à 4 heures (ingestion), et les effets durent de 6 à 24 heures(15). Des effets neurologiques plus prolongés ont été décrits(16). Les manifestations principales sont neurologiques (80 % des cas), d’expression variable et peuvent être associées : somnolence, agitation, euphorie, convulsions, coma. L’effet pro-convulsivant du cannabis ne fait pas l’unanimité. Certains auteurs prônent une action contraire en s’appuyant sur la physiopathologie des cannabinoïdes, et notamment sur leur capacité à réduire la libération de neurotransmetteurs comme le GABA ou le glutamate, et donc l’excitabilité neuronale(15,17). L’apparition de convulsions serait plus en rapport soit avec la présence (peu probable) d’un éventuel adultérant utilisé pour « couper » la résine de cannabis (substances anticholinergiques, cocaïne, méthamphétamine [ecstasy]), soit avec la prise concomitante accidentelle, intentionnelle ou à son insu d’un autre toxique. La présence d’une mydriase associée aux autres signes neurologiques est un élément décisif d’orientation vers une intoxication au cannabis chez le jeune enfant, mais sa présence est inconstante (3 à 47 % selon les séries). Cette inconstance explique le recours à de multiples examens complémentaires (tomodensitométrie cérébrale, ponction lombaire, électroencéphalogramme, explorations métaboliques) face à un coma du nourrisson(18). Les manifestations cardiovasculaires (tachycardie, hypertension) sont la conséquence de la stimulation des récepteurs aux cannabinoïdes CB1 présents au niveau cardiaque. Leur stimulation entraîne un déséquilibre de la balance orthostatique et para sympathique, avec activation du système sympathique et potentiellement blocage du système parasympathique(19-21). Ces manifestations transitoires, dominées par la tachycardie sinusale, ne nécessitent habituellement pas un recours à une thérapeutique spécifique(22). L’implication d’adultérants ou d’un autre toxique adrénergique dans ce type d’effet ne peut être exclue et devrait être recherchée en présence de manifestations sévères (coma, convulsions, accident vasculaire cérébral, infarctus du myocarde, syndrome coronarien, trouble du rythme) ou inhabituelles comme une hyponatrémie, un syndrome coronarien ou un accident vasculaire. L’hyponatrémie pourrait s’expliquer soit par un effet direct du THC sur l’axe hypothalamo-pituitaire (libération de vasopressine), soit par l’action d’un adultérant ou d’un autre toxique ingéré comme la méthamphétamine (ecstasy). D’autres effets plus rares ont été rapportés sur la régulation thermique (hypo ou hyperthermie). Détection du THC et limites respectives Les tests salivaires Ils ne sont pas adaptés au jeune enfant et sont utilisés pour le dépistage de masse par les forces de l’ordre (sortie de boîtes de nuit, contrôle routier). Ils détectent le THC qui s’est déposé dans la bouche, sur les dents à partir de 15 minutes après avoir fumé et jusqu’à 2 heures après. Ils peuvent être mis en défaut par d’autres produits (faux négatifs). La corrélation temporelle avec concentrations sanguines est sujette à une variabilité importante : il est impossible de prédire la concentration sanguine de THC par celle évaluée dans la salive. Une exposition passive peut positiver le test. La détection urinaire Il s’agit de méthodes immunoenzymatiques, certaines étant semi-quantitatives et qui, en cas d’exposition aiguë, est sensible dans les 2-3 jours qui suivent. La détection est possible pendant plusieurs semaines chez des gros consommateurs chroniques. Certains médicaments peuvent positiver ces tests (faux positifs) : dronabinol « cannabis thérapeutique », efavirenz, naproxène, pantoprazole, tolmétine. Concernant l’ibuprofène, des tests urinaires ont été faussement positifs chez 2 patients d’une série de 24 adultes volontaires prenant la molécule de façon chronique(23). L’acide niflumique positive également certains tests de détection urinaire(24,25). Le dosage sanguin (tableau) C’est la référence pour affirmer qu’il ne s’agit pas d’un faux positif en dépistage urinaire. La fenêtre de détection est de 6 heures si l’exposition est aiguë et > 6 heures chez un gros consommateur. La concentration sanguine n’est pas corrélée à l’imprégnation tissulaire. L’analyse capillaire Elle explore chez le jeune enfant l’importance de l’exposition (environnement de fumeurs), et chez l’adolescent ou l’adulte, la chronicité de la consommation. Plus la mèche de cheveu est longue plus elle est informative, sur une durée longue (10 cm = potentiellement 10-15 mois d’information). L’interprétation de telle analyse doit être faite par des toxicologues expérimentés, surtout chez l’enfant. Le constat d’une exposition chronique et son importance peut permettre d’adapter les mesures socio-judiciaires. Le prélèvement capillaire ne fait pas partie du champ de la loi de bioéthique : non invasif, il n’est pas, au sens de la loi de Santé publique du 9 août 2004, un prélèvement biologique. Il ne nécessite ni consentement parental ou de l’enfant, ni non-opposition. Mesures sociales et judiciaires Elles sont manifestement appliquées de façon inhomogène en France pour des cas de gravité identique ou opposée. Le paradoxe est celui d’une situation où l’intoxiqué (jeune enfant) par une drogue illicite n’est pas le consommateur mais la victime, et que cette victime est vulnérable (nourrisson), donc soumise à son environnement sous la supervision et la responsabilité de ses parents ou tuteurs légaux. De notre point de vue, la rédaction d’une information préoccupante devrait être le minimum requis car elle déclenche une visite à domicile par une puéricultrice de la Protection maternelle et infantile (PMI), et permet souvent de détecter d’autres défaillances. Les situations graves et/ou concernant de jeunes nourrissons et/ou de jeunes enfants déjà admis pour des accidents domestiques devraient être transmises à une unité enfance en danger ou équivalente, avec saisie du juge d’enfants. Enfin, l’analyse capillaire permet de déterminer si l’exposition est aiguë (rare), chronique ou passive (fréquent) et d’orienter l’entourage con sommateur vers une consultation d’addictologie. Intoxication par cannabinoïdes de synthèse Produits en cause Ce sont des molécules détournées de leur projet initial (firme pharmaceutique), dont la fabrication est « tombée dans le domaine public », et qui sont présentées comme des alternatives « légales » à l’usage du cannabis. Actuellement, environ 200 molécules différentes ont été isolées grâce à l’analyse de produits de saisies. Ces produits sont fabriqués, pour l’essentiel, en Asie puis pulvérisés sur des mélanges végétaux (« pot-pourri » ou herbal incense) séchés et broyés, mélanges pouvant contenir aussi de la marijuana (herbe), du tabac et qui sont vendus dans de petits sachets attractifs (10 g) sur internet (50-70 dollars) (figure 2) pour être fumés ou inhalés. D’autres présentations existent sous forme de cônes d’encens (cigarettes préroulées) ou sous forme liquide (e-cigarette). Les dénominations sont variées et prometteuses d’effets hors du commun (Spice, K2, K3, Herbal Incense, Ice, Mojo, Scooby Snax, Bliss, Black Mamba, Demon, Armaggedon, Aroma, Krokodil, Molly, Crazy Monkey, Yucatan Fire, etc.). Manifestations cliniques(26-32) Ces substances sont à l’origine de manifestations sévères et de décès. Les symptômes apparaîssent rapidement dans les 5 à 6 minutes qui suivent et durent de 2 à 24 heures. Le tableau est variable selon les substances, il est constitué de ou associé à : – des effets neuropsychiatriques: somnolence, présentation catatonique (« zombie like »), yeux ouverts souvent suivi d’une agitation intense, agressivité, délire paranoïde, hallucinations, impression de décorporation, hyperréflexie, myoclonies, dystonies, convulsions-état de mal convulsif, anxiété, défilé de rêves « bad trip » ; – un syndrome sérotoninergique: rigidité musculaire, myoclonies, agitation, confusion, hyperthermie, hyperréflexie, manifestations dysautonomiques, avec un risque de choc à résistances vasculaires périphériques basses, convulsions, coma, rhabdomyolyse ; – des effets cardiovasculaires : précordialgies, tachycardie, bradycardie, hypertension-hypotension, syndrome coronarien aigu, arythmies, infarctus du myocarde ; – des effets digestifs : nausées, vomissements ; – une atteinte rénale: insuffisance rénale aiguë ; – une atteinte pulmonaire (expositions répétées) : toux, hémoptysie, pneumopathie ; – autres effets inconstants : mydriase, injection des conjonctives ; – des anomalies biologiques : hypokaliémie, hyperglycémie, acidose, élévation des CPK. La composition exacte de ces molécules n’est pas parfaitement connue, leur nombre évolue d’année en année (une centaine en 2014, 2 fois plus en 2016), et certaines formules sont « coupées » notamment avec des substances adrénergiques. La prise en charge est symptomatique. Le recours aux benzodiazépines est recommandé pour la tachyphylaxie, l’agitation et les convulsions secondaires. Une hydratation correcte par voie intraveineuse est conseillée en cas d’hyperthermie avec un refroidissement externe (antithermiques inefficaces). En cas de délire avec agitation, les antipsychotiques comme l’halopéridol sont à éviter en présence d’un syndrome sérotoninergique, de convulsions ou d’arythmie. L’hypertension est souvent transitoire, réduite par les benzodiazépines ; si elle est persistante, les molécules antagonistes et adrénergiques seront privilégiées. La surveillance de ces intoxications est cardiovasculaire (scope, ECG), neurologique (Glasgow Coma Scale ± EEG), surveillance du ionogramme et de la fonction rénale. Devant le tableau clinique initial souvent inquiétant, 25 à 30 % des patients sont admis en réanimation ou en unité de soins intensifs. Identification des molécules Elles ne sont pas identifiées par méthode de détection rapide ou dosage toxicologique classique (détection du THC seul si associé au mélange, molécules isomères de molécules existantes et masse identique donc non détectées par chromatographie en phase gazeuse [GC] couplée à une spectrométrie de masse [SM]). Elles relèvent de méthodes sophistiquées comme la GC couplée à une spectrométrie à infrarouge (GC-IR) ou la spectroscopie à résonance magnétique nucléaire, qui ne sont pas disponibles dans tous les laboratoires de toxicologie. Il faut, si possible, adresser à un laboratoire expérimenté, plusieurs matrices (sérum, urines, cheveux) pour permettre l’identification et la mise à jour de la liste des substances actuellement répertoriées dans le monde. Conclusion Chez le nourrisson sans antécédents, la survenue d’un coma sans fièvre doit faire évoquer et rechercher une possible intoxication par cannabis, en sachant que l’absence de mydriase n’exclut pas le diagnostic. Chez l’adolescent, notamment de sexe masculin, une présentation neuropsychiatrique atypique et/ou inquiétante, doit faire évoquer une possible exposition à un cannabinoïde de synthèse, la détection urinaire positive pour le cannabis n’étant pas synonyme d’intoxication à cette seule drogue.

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