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Psycho-social

Publié le 07 juil 2008Lecture 14 min

Les troubles bipolaires précoces

F. KOCHMAN*, J.-A. MEYNARD**, *EPSM Agglomération Lilloise, Saint-André **Hôpital Marius-Lacroix, La Rochelle

La labilité de l’humeur est inhérente au développement psychique et affectif de l’enfant et de l’adolescent. L’adolescent peut ressentir au cours d’une même journée des périodes euphoriques, voire de vive excitation, alternant avec des périodes labiles d’effondrement, généralement en rapport direct avec ses activités relationnelles, affectives, sociales (réception du cadeau tant désiré ou, à l’inverse, dispute avec un camarade…). Chez l’enfant ou l’adolescent, l’immaturité des instances psychiques, avec en résultante une labilité thymique qui peut être extrême, rend très ardue toute tentative de discrimination entre normalité et pathologie dans le domaine des troubles de l’humeur.

 
Chez l’adulte, le franchissement des limites dans un sens expansif ou dépressif détermine le seuil de la pathologie, seuil qui n’est pas toujours clairement délimité. Il peut apparaître étonnant d’évoquer le concept de maladie maniaco-dépressive ou trouble bipolaire chez l’enfant et l’adolescent. Deux données viennent pourtant contredire la conception classique selon laquelle les épisodes maniaques et dépressifs débutent rarement avant l’âge adulte. Sur le plan historique, Esquirol a décrit dès 1838 plusieurs cas d’états maniaques chez des enfants d’âge scolaire (1). Kraepelin a également décrit en détail dès le début du XXe siècle plusieurs cas d’accès dépressifs et maniaques chez des enfants et adolescents (2). De plus, des données nouvelles issues d’analyses prospectives nous révèlent que 20 à 32 % des enfants et adolescents souffrant d’une dépression sont à même d’évoluer précocement vers un trouble bipolaire (5,6). Par ailleurs, plusieurs études rétrospectives récentes ont mis l’accent sur la précocité inattendue des premiers épisodes chez les patients adultes bipolaires : deux études révèlent ainsi que 20 à 40 % des adultes bipolaires estiment que leur maladie a clairement débuté dès l’enfance (3,4). Les épidémiologistes considèrent que le trouble bipolaire précoce est largement sous-évalué en précisant qu’une recherche précise de ce diagnostic conduit à relever une forte prévalence du trouble bipolaire au sein des unités hospitalières de pédopsychiatrie (7). Selon G. Isaac (8), le trouble bipolaire pourrait être la pathologie psychiatrique la plus fréquente chez l’enfant et l’adolescent. Le trouble bipolaire pourrait être la pathologie psychiatrique la plus fréquente chez l’enfant et l’adolescent. Le contraste entre la fréquence probable de ce trouble chez l’adolescent (au moins 1 % de la population de moins de 18 ans) et la rareté de son évocation diagnostique en France est troublant (9). Or, ce trouble est à même d’engendrer des conséquences majeures, potentiellement dévastatrices dès le plus jeune âge :  il convient d’évoquer en premier lieu le risque suicidaire majeur, les conduites addictives qui viennent s’y associer, les conduites à risque souvent antisociales menant à l’échec scolaire, au rejet social et familial (10). Afin d’apporter un éclairage métaanalytique sur cette pathologie encore très mal connue chez l’adolescent, nous aborderons tour à tour les particularités cliniques, la notion de tempérament cyclothymique, la prévention et le traitement du trouble bipolaire lorsqu’il touche les jeunes patients.   Particularités cliniques La dépression chez l’enfant en tant que pathologie n’a acquis une reconnaissance officielle que très récemment. A fortiori, le diagnostic d’accès maniaque précoce se heurte sur le plan conceptuel à notre difficulté de poser un diagnostic de trouble psychique avéré chez un jeune d’humeur euphorique. Quoi qu’il en soit, il apparaît primordial d’évaluer ces cas précoces dans leur contexte environnemental et affectif, en mettant parfois à jour l’incongruité de certains symptômes, clairement disproportionnés par rapport au contexte et à d’éventuels facteurs déclenchants : par exemple, une grande jovialité faisant suite à un deuil familial, un vécu de maltraitance, des traumatismes psychiques, etc. (10) Bien sûr, il serait dangereux de coller une étiquette « trouble bipolaire » dès qu’un enfant ou un adolescent traverse une période d’euphorie inadaptée ou une phase dépressive, qui peut tout à fait s’insérer dans le contexte de la réactivation de conflits infantiles survenant au cours de l’adolescence.   La dépression chez le jeune bipolaire Elle est avant tout caractérisée par sa survenue brutale, sans cause déclenchante évidente, ou de manière disproportionnée à la suite d’un stress apparaissant minime pour l’entourage. Les parents déclarent souvent qu’ils « ressentent dès le matin au lever que (leur) enfant est dans un mauvais jour, le visage fermé, irritable, opposant, prenant tout de façon négative et pessimiste. » Paradoxalement, la tristesse est alors rarement exprimée et le plus souvent remplacée par une irritabilité avec émotions et conduites impulsives, contrastant avec un ralentissement psychique, cognitif (manque d’attention et de concentration) et moteur. Une chute des résultats scolaires devient alors quasiment inéluctable. Les somatisations sont également fréquentes et souvent au premier plan (céphalées, maux de ventres, nausées, vertiges…). Les idées suicidaires y sont extrêmement fréquentes (11). Elles s’accompagnent souvent d’hallucinations auditives, presque jamais spontanément exprimées par honte ou « peur d’être pris pour un fou » au cours de ces périodes de grande fragilité narcissique (12). Ces deux symptômes doivent être systématiquement recherchés, car ils orientent fortement vers un diagnostic de trouble bipolaire et influencent donc le traitement. Par exemple, un tel tableau clinique doit faire envisager un traitement psychothérapique et thymorégulateur (ou thymorégulateur et antidépresseur), plutôt qu’un antidépresseur seul qui pourrait précipiter un virage maniaque (13). Des idées suicidaires associées à des hallucinations auditives orientent fortement vers le diagnostic de trouble bipolaire.   L’accès hypomaniaque ou maniaque précoce Il est sûrement plus difficile de distinguer un accès hypomaniaque d’un accès maniaque chez l’adolescent. Chez l’adulte, c’est avant tout l’intensité des symptômes engendrant une perte des capacités de contrôle (et souvent nécessitant par là même une hospitalisation) qui caractérise la manie. Chez l’adolescent, la fragilité de son psychisme en développement et l’ébranlement plus facile de ses limites structurelles l’exposent naturellement à une perte rapide de ses capacités de contrôle. L’euphorie, l’élation de l’humeur ou la jovialité sont rarement présentes à cet âge. En revanche, ces jeunes patients se présentent sous un jour extrêmement agressif, avec accès impulsifs de violence, comportements antisociaux, souvent compliqués de conduites addictives, contrastant le plus souvent nettement avec leur personnalité et leurs comportements habituels. Ils présentent également une accélération psychomotrice, paraissent « speed » selon leur entourage, multipliant les activités improductives et grosses difficultés d’attention et de concentration. Comme chez l’adulte, on note alors une tachylalie, une tachypsychie et une fuite des idées. Deux symptômes particuliers et relativement spécifiques doivent particulièrement attirer l’attention du médecin : la mythomanie, et des conduites et propos hypersexualisés. Dans notre expérience, nous avons rencontré de nombreux adolescents présentant, souvent au grand désarroi des parents, des périodes de mythomanie avec le plus souvent des allégations aberrantes, accompagnés ou non de propos ou conduites à caractère sexuel. Une adolescente de 12 ans est allée se plaindre auprès du proviseur, alléguant que son petit frère de 3 ans était battu à mort et qu’elle-même subissait des attouchement sexuels perpétrés par son père (propos qui furent démentis) ; une autre adolescente déclare à sa voisine que sa mère est morte et que son petit frère est en fait son fils ; un adolescent déclare à qui veut l’entendre qu’il a rencontré Michael Jackson pendant ses dernières vacances et qu’il aura des places gratuites pour tout le monde lors de son prochain concert ; un autre d’un naturel très pudique d’habitude se déshabille presque entièrement en cours de maths et se masturbe « pour faire rire tout le monde »… Ces derniers symptômes doivent bien évidemment faire évoquer en premier lieu un traumatisme de l’ordre d’un abus sexuel, mais peuvent également inaugurer un accès hypomaniaque ou maniaque. La mythomanie, des conduites et des propos hypersexualisés doivent attirer l’attention du médecin.   Particularités cliniques actuellement discutées Ces jeunes patients présentent des périodes euthymiques plus ou moins longues, c’est-à-dire sans symptômes ni dépressifs, ni maniaques. En revanche, ils présentent de manière le plus souvent brutale des accès brefs de décompensation dépressive, maniaque ou mixte, ne durant parfois qu’un ou deux jours (13). Par voie de conséquence, ces accès sont trop brefs pour être considérés comme des accès dépressifs ou maniaques à part entière si l’on se réfère strictement aux classifications nosographiques actuelles (par exemple, dans le DSM IV, un épisode dépressif majeur doit durer au moins 15 jours, un accès maniaque au moins 8 jours). Il convient donc de tenir compte, chez les enfants ou adolescents, de la brièveté de certains épisodes de décompensation de l’humeur, car leurs conséquences en termes de souffrance psychique et de morbidité sont au moins aussi graves que lors des épisodes s’étalant dans le temps, modèles de la pathologie adulte.   Suicide chez l’adolescent et trouble bipolaire Chaque année, plus de 1 000 enfants et adolescents meurent par suicide en France. Ces données catastrophiques s’aggravent d’année en année ; le suicide est en passe de devenir la première cause de mortalité chez les 15-24 ans et représente à ce titre un véritable fléau social (14). Or, plusieurs études récentes ont souligné le rapport plus qu’étroit entre trouble bipolaire, risque suicidaire et suicides accomplis (11). La fréquence très élevée des tentatives de suicide parmi les adolescents bipolaires que nous suivons rejoint parfaitement ces concepts et ne fait que souligner l’importance majeure d’évaluer la possibilité d’un trouble bipolaire chez tout adolescent présentant des idéations suicidaires ou passant à l’acte. Le suicide est en passe de devenir la première cause de mortalité chez les 15-24 ans.   Prévention et traitement du trouble bipolaire chez l’adolescent Tenir compte des antécédents familiaux Il est très classique de retrouver des antécédents de dépression et plus encore de troubles bipolaires compliqués de conduites addictives (abus et dépendance à l’alcool) et d’antécédents suicidaires au sein des familles d’adolescents souffrant d’un trouble bipolaire (15). Chez un jeune patient suivi en raison d’une dépression, le risque d’évolution vers une pathologie maniaco-dépressive est donc fortement lié à l’histoire familiale. Il convient donc de les considérer comme des sujets à risque d’évolution vers un trouble bipolaire et d’intégrer cette notion dans les stratégies thérapeutiques, à la fois pharmacothérapiques et psychothérapiques, et dans la gestion de leur vie scolaire, familiale et sociale.   Prévenir les risques inhérents à la vulnérabilité bipolaire Les risques majeurs sont représentés au premier plan par les périodes d’idéations suicidaires et les conduites addictives. Une information continue, précise auprès du patient et de son entourage familial peut être efficace et réduire les risques. Dans ce sens, des techniques de thérapie interpersonnelle, très peu utilisées en France, visent à aider un jeune patient à revoir ses relations amicales : des études récentes ont en effet démontré sans surprise que les adolescentes dépressives avec troubles des conduites (facteurs caractéristiques de la dépression bipolaire) rapportent plus souvent un entourage amical fragile (camarades drogués, délinquants, en échec scolaire) (16). Il apparaît à la fois logique et primordial d’entourer ces jeunes très vulnérables de facteurs environnementaux protecteurs : famille informée, à l’écoute et activement étayante, milieu scolaire et entourage amical positifs et stables.   Psychothérapies à visée préventive plutôt que thérapeutique À nouveau, il apparaît beaucoup plus positif et productif de considérer ces jeunes patients présentant des troubles de l’humeur, comme « à risque de développer un trouble bipolaire », plutôt que de leur coller une étiquette de pathologie avérée qui pourrait devenir préjudiciable et interférer avec leur développement psychique et affectif. En revanche, aider ces jeunes à gérer leurs émotions, les fluctuations de leur humeur ou de leurs comportements, peut être réalisé à travers différentes formes de psychothérapies, qu’elles soient d’inspiration psychanalytique, familiale ou cognitive. La participation active des parents est le plus souvent souhaitable. Une étude longitudinale récente a démontré qu’un suivi psychothérapeutique dès un premier épisode dépressif chez des jeunes à risque (histoire familiale de dépression ou de bipolarité) pouvait prévenir le risque de survenue d’épisodes ultérieurs (17).   Pharmacothérapie Cette possibilité thérapeutique est forcément accompagnée d’une psychothérapie et ne doit en aucun cas faire l’économie d’une analyse du dysfonctionnement psychique sous-jacent. Le recours à un traitement médicamenteux n’est donc à envisager qu’en cas d’insuffisance d’efficacité du travail psychothérapique, par exemple lorsque les accès de décompensation thymique se répètent avec des conséquences évidentes en termes de souffrance, de risque vital (conduites suicidaires ou toxicomanie) et de conséquences psychosociales graves (rejet familial ou social, échec scolaire, désocialisation…). Le traitement classique par lithium étant difficilement envisageable en première intention chez l’enfant ou l’adolescent, les anticonvulsivants tels que le valproate (Depamide®, Depakine chrono®) peuvent se révéler très efficaces. Les antipsychotiques atypiques, tels que la rispéridone (Risperdal®) ou l’olanzapine (Zyprexa®), ont démontré chez l’adulte des propriétés antimaniaques et thymorégulatrices et pourraient dans un proche avenir faire l’objet d’études chez les jeunes patients bipolaires. Dans notre pratique, leur utilisation à faible posologie, particulièrement chez les adolescents (par exemple, rispéridone 1 mg/j en une prise quotidienne), présente un intérêt indéniable en termes de régulation de l’humeur et d’effet agressolytique, et semble très bien tolérée dans la majorité des cas.   Ce qu’il faut retenir   Les psychiatres d’enfants se trouvent investis d’une responsabilité majeure auprès des familles, des parents qui leur amènent un enfant sérieusement perturbé sur le plan psychique. Certains enfants et adolescents sont déjà victimes des corollaires et des séquelles durables de leurs troubles, tels qu’une exclusion scolaire, familiale, sociale, des conduites addictives, des troubles des conduites avec actes délictuels et conséquences juridiques, désocialisation, etc.   Dans tous les cas, le rôle du psychiatre est à la fois thérapeutique : soulager la souffrance de ces jeunes patients, et plus encore préventif : éviter dans la mesure du possible, pour le moins minimiser les risques d’altérations biologiques, psychologiques et sociales susceptibles d’être engendrées par la maladie.   Dans cette perspective, la maladie maniaco-dépressive partage vraisemblablement avec la schizophrénie les risques de conséquences les plus lourdes tant pour le patient que pour son entourage.   Cette analyse a puisé sa source dans le modèle médical classique, selon lequel la qualité de l’abord thérapeutique, psychique de la maladie maniaco-dépressive sera d’autant plus efficace que la prise en charge spécifique est précoce.   La littérature renforce l’hypothèse selon laquelle un jeune patient peut souffrir d’accès dépressifs et maniaques, parfois brefs et répétés, mais pourtant authentiquement pathologiques et délétères.   De plus, le risque suicidaire inhérent à ces troubles, les difficultés diagnostiques soulevées par certaines formes cliniques, parfois nettement psychotiques ou parfois en imposant pour une hyperactivité de l’enfant, soulèvent de trop nombreuses questions en termes diagnostiques, thérapeutiques et de santé publique pour que nous nous en tenions à ces premières données préliminaires. C’est pourquoi, il est souhaitable que ces premières réflexions concernant ce nouveau concept de troubles précoces de l’humeur brefs et récurrents soient complétées par des travaux plus spécifiquement axés sur les abords biopsycho-sociaux et psycho-pharmacologiques du trouble bipolaire chez l’enfant et l’adolescent.    

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