Pédiatrie générale
Publié le 30 avr 2025Lecture 7 min
Voyager dans les mondes : pourquoi parler de la culture dans le soin pédiatrique ?
Christine MANNONI, Docteur en psychologie, en ethnopsychiatrie, Ancienne attachée à l’hôpital Robert Debré, Ancienne attachée à l’hôpital Necker, Directrice de l’association EMETIS, Vanves

Nous serons amenés dans cet article à saisir le lien entre conception autour de la maladie, identité psychique et culture vécue de l’enfant et de son groupe d’appartenance. La culture et ses représentations groupales sont étroitement liées à la construction personnelle d’un individu dans sa sphère familiale et anthropologique. Dans les moments les plus difficiles que sont la maladie de l’enfant, ces familles sont amenées à se représenter le monde de manière différente de la sphère biomédicale et ce, quelles que soient la culture, la religion, la nationalité. Tentons un voyage dans ces mondes afin de mieux comprendre et accompagner nos prises en soin.
Mamadou ne regarde pas dans les yeux
La notion de culture vécue est un élément essentiel dans la prise en charge du patient et de sa famille. Mamadou, 3 ans, nous l’a démontré par son attitude en service d’ORL après une chirurgie d’amygdalectomie. Alors que l’intervention s’est bien passée, il décide de ne pas communiquer, de fixer inexorablement l’écran de télévision et de ne pas se restaurer. Les professionnels sont inquiets, car cet enfant, en outre, ne regarde pas dans les yeux. Cette intervention somatique va-t-elle dévoiler une autre pathologie, plus psychiatrique ?
Dans la prise en charge ethnoclinique, il s’agit de repérer les éléments culturels émergents et indispensables à la défense intrapsychique de la personne : « La culture est une défense essentielle contre le stress et la confusion psychique »* . Après une prise de contact infructueuse avec Mamadou, je décide de l’aborder sur le registre éducationnel, culturellement codé chez lui : « Ta maman t’a dit que ce n’était pas poli de regarder dans les yeux et en plus tu ne comprends pas bien ce qui se passe ici car on te dit l’inverse ». Il réagit et se laisse enfin proposer un repas et un espace d’expression par le dessin. Aucun contact visuel entre nous, mais il est entré en relation, soulagé.
L’interface entre deux mondes lui a permis de supporter l’épreuve de l’hospitalisation, de la peur, de la solitude familiale et maternelle dans un univers inconnu. Il a pu sortir de l’hôpital sans prise en charge pédopsychiatrique le lendemain. Cet enfant nous a montré combien l’intériorisation de la culture vécue est nécessaire à la « survie émotionnelle ». Encore fallait-il comprendre le sens à donner à son attitude.
Inclure une interculturalité à chaque étape du soin permet une adéquation entre le monde médical et le monde culturel. Lorsque des concepts culturels émergent dans la prise en soin, ils deviennent alors des clés de compréhension et des leviers d’alliance thérapeutique. Il est alors possible de travailler sur les doubles registres de pensées pour un soin global et éthique.
Sita, métisse dans l’expression de sa douleur
Sita, âgée de 10 ans, est drépanocytaire. Née en France, elle est de culture soninkée. Elle nous a interpellés dans sa double culture sur l’expression de sa douleur. Très connue à l’hôpital tant aux urgences que dans le service de pédiatrie pour des séjours répétés et fréquents, les médecins ont interpellé les parents. Sita arrive toujours très tardivement lorsque la crise se manifeste. Son état est inquiétant et sa douleur très violente. Lors d’une hospitalisation, la mise en place d’une réflexion multidisciplinaire a eu lieu avec l’équipe douleur, l’équipe de pédiatrie générale, l’équipe des urgences et l’ethnoclinicienne. Cela a permis de proposer une consultation ethnoclinique et pluridisciplinaire avec Sita et ses parents. Il a été demandé que le papa reformule à sa fille son accord sur la prise en charge occidentale de sa douleur. Le papa parle à sa fille en ces termes : « Quand tu as mal, tu dois le dire comme une « blanche » à ta maman pour qu’elle t’emmène à l’hôpital et aux soignants même quand on est avec toi ».
L’équipe avait d’ailleurs remarqué que lorsque ses parents étaient près d’elle, en position antalgique et sous perfusion, elle appuyait sans relâche sur ses bolus en sachant que rien ne pouvait sortir rapidement, et ce, pour manifester à l’infirmière qu’elle avait mal. Pourtant, elle ne répondait jamais verbalement aux demandes : « Est-ce que tu as mal ? Combien tu as mal sur l’échelle ? », dans cette situation. En relation duelle avec les soignants, elle évaluait justement sa douleur en verbalisant. La consultation spécialisée a permis d’évoquer le concept soninké autour de l’expression de la douleur. L’enfant, dès son plus jeune âge, apprend qu’il doit ne pas trop se plaindre. Dans un dialogue entre le papa et l’enfant, nous avons assisté à l’évocation de la « nature du grande sage » de Sita dans le monde des Soninkés de la région de ses parents. Un oracle par le vieux du village a été accompli à la découverte du diagnostic en France. Nous avons appris que Sita avait « permis » l’arrivée des jumeaux après elle. L’enfant qui naît avant des jumeaux est celui qui ouvre la porte à l’abondance, la prospérité et la force de la famille. Le père évoque aussi les massages avec des produits venus du pays pour soulager sa fille. Il est marabout et permet à Sita d’évacuer un peu sa douleur lorsqu’il la « lave » avec ces produits. Il sait qu’elle ne peut guérir car elle a une « vraie » maladie, dit-il. Puis il explique à l’équipe que, même s’ils ont vu la douleur de leur enfant, les parents ne peuvent pas dire aux professionnels ce qu’ils doivent faire, car cela leur manquerait de respect. Il préfère laisser l’enfant dans les mains des équipes et partir car ils ont une confiance absolue dans la prise en charge.
Sita écoute son histoire, celle du pays et d’ici, et pose des questions judicieuses sur les deux mondes. Le papa évoque le « courage » de sa fille. Il introduit le monde des Soninkés dans la consultation en ces termes : « Il faut accepter la volonté de Dieu, ma fille. Tu n’es pas une enfant comme les autres. Quand tu es née tu étais malade et on a regardé dans les rêves, dans les cauris, dans les présages des vieux. Ils ont dit que tu vivrais avec une maladie mais que tu serais plus forte. C’est peut-être pour ça que tu retiens tes paroles et que tu supportes tout. Aujourd’hui, c’est le jour des révélations pour toi. Tu seras grande dans notre famille. Peut-être que je te donnerai mon don et tu pourras aussi soigner les autres quand tu seras une femme. N’oublie pas que tu es celle qui a fait naître les jumeaux. Tu dois dire quand tu as mal parce que tu as un long chemin à faire encore et qu’il faut que tu manques moins l’école pour apprendre. Tu es en France et tu dois te faire soigner comme on fait en France. C’est ta chance et ta destinée ».
À partir de cet espace interculturel dont le papa s’est saisi, qui a permis le lien des deux mondes, Sita a pu évoquer sa douleur rapidement auprès de sa maman. Elle a aussi évalué celle-ci verbalement avec justesse auprès des professionnels, même en présence des parents. Sita a trouvé son identité et le cadre de son métissage dans l’expression de sa douleur et de sa vie. Les parents ont été ravis de cette approche qui leur a permis de nous révéler leur monde culturel qui peut s’ajuster au nôtre.
Si nous devions conclure sur cette méthodologie spécifique qui introduit la notion de culture dans le soin, voici les idées à retenir et à élaborer : la culture vécue est un atout majeur dans le soin. Peut-on considérer les différences de pensées culturelles comme essence même des personnes et adapter nos aptitudes professionnelles en conséquence ? Permettre un espace interculturel concret modifie effectivement notre pratique, mais donne des clés de compréhension sur les pensées et les attitudes observées. Parce qu’aucune société ne pense la maladie de manière similaire d’un point de vue anthropologique, parce que les concepts éducationnels peuvent différés d’un groupe d’appartenance à un autre, il est important de laisser agir d’autres représentations de sens dans certaines situations insolites. En interrogeant les familles sur le sens à donner, elles deviennent alors des partenaires substantiels et indubitables pour une approche fonctionnelle et éthique. Laissons-nous alors transportés dans les mondes des autres.
Notes. *Tobie N. L’Influence qui guérit. Ed. Odile Jacob 1994.
Pour en savoir plus :
• Tobie N. Psychanalyse païenne. Essai d’ethnopsychiatrie. Édition Dunod 1988.
• Salmi H, Mannoni C. Métissage des langes métissage des cultures, métissage des cadres thérapeutiques. Psychologie française 1991 ; 36-4.
• Tobie N.L’influence qui guérit. Ed. Odile Jacob 1994.
• Mannoni C. Corps et culture en Afrique. Revue Soins-Puériculture, dossier « l’enfant et son corps », n°193 marsavril 2000.
• Mannoni C. Enfant issu de la migration et mort à l’hôpital. Médecine thérapeutique/pédiatrie 2003 ; 6(4).
• Mannoni C. Corps souffrant, paroles d’ancêtres. Le courrier de l’algologie n° 4, octobre-novembre-décembre 2005.
• Mannoni C. Éditorial : concepts culturels non occidentaux et soins pédiatriques. Réflexion sur la rencontre entre deux mondes : « place des pratiques corporelles médiatrices chez le nourrisson dans la construction de son identité. Archives de Pédiatrie 2001 ; 8-793-4.
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