Publié le 29 sep 2020Lecture 7 min
Professionnaliser le diagnostic de maltraitance
Interview de Martine BALANÇON, CHU de Rennes
Pour cette rentrée de l’année universitaire 2020, Pédiatrie Pratique débute une rubrique bimensuelle consacrée au diagnostic et à la prise en charge de la maltraitance. Pour fixer son cadre et ses objectifs, nous avons rencontré Martine Balençon (CHU de Rennes) qui, avec Georges Picherot (CHU de Nantes), coordonneront ce nouveau rendez-vous.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Vous êtes pédiatre et légiste, qu’est-ce qui vous a amené à cette double formation ?
Martine Balençon : Depuis 1999, je travaille auprès des enfants en danger. J’ai fait le constat que s’il est fondamental de connaître l’évolution de l’enfant et les caractéristiques développementales des enfants victimes de violence, il fallait, pour être entendu, maîtriser la forme de la procédure judiciaire, tant sur le plan pénal qu’en protection de l’enfance.
PÉDIATRIE PRATIQUE : En quoi cette double formation vous est utile dans la pratique quotidienne ?
M. Balençon : Si je fais un signalement judiciaire conforme aux règles de l’art, je suis sûre d’être plus entendue par un magistrat que s’il ne l’était pas. Lorsqu’on ne connaît pas cette forme, on risque d’être dans l’arbitraire et de ne pas être pris en compte par les instances judiciaires. Prendre en charge les enfants en danger, c’est les accompagner en tant que personnes, mais aussi en tant que sujets de droits. Or, pour un être, un sujet de droit dont la parole est écoutée, il est essentiel de connaître les modalités juridiques qui entourent cette parole. À l’inverse, je me suis parfois interrogée sur des rapports médico-légaux qui n’étaient pas imprégné de connaissances pédiatriques, par exemple sur la clinique de la violence et son impact développemental sur l’enfant. Il est donc nécessaire de conjuguer les deux cultures, car ne pas le faire est comme marcher sur une seule jambe.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Pensez-vous qu’il existe toujours un sous-signalement des déclarations de situations inquiétantes ?
M. Balençon : Par le corps médical, certainement. Quand vous interrogez les pédiatres sur le nombre d’enfants maltraités qu’ils ont vu au cours de leur exercice, ils répondent en général un, deux, pas plus de cinq. Or selon les estimations, ce sont 10 % de l’ensemble des enfants qui ont subi ou subissent des violences, une fréquence nettement supérieure à celle de l’asthme. On peut toutefois améliorer cet état de fait. Une étude réalisée par le CHU de Nantes sur la Loire-Atlantique montre que lorsque les professionnels sont mobilisés, qu’ils connaissent la clinique de la violence et disposent d’un fléchage sur les entrées en soins, on constate une augmentation très significative des informations de déclaration préoccupante et des signalements faits par les médecins. Lorsqu’ils ne sont pas informés, ils ne font pas le diagnostic de situations qu’ils ne savent pas traiter. Si je prends l’exemple des maladies rares, je ne sais pas faire un diagnostic glycogénose parce que souvent, on ne fait pas le diagnostic de situations qu’on ne sait pas traiter. En établissant un parcours de soins balisé, les médecins peuvent s’appuyer sur une procédure en santé clarifiée et ainsi faire leurs déclarations en sachant vers quels professionnels se tourner, un peu comme on adresse à l’oncologue une femme atteinte de cancer du sein.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Quels sont les autres obstacles à la déclaration de ces situations préoccupantes ?
M. Balençon : Faire un diagnostic de violence chez l’enfant, c’est aussi mettre à l’épreuve un déni spontané, c’est accepter de voir des situations qui sont impensables, car on a naturellement tendance à écarter cette hypothèse et à rechercher d’autres étiologies. J’ai vu des enfants avec des lésions caractéristiques, du type brûlures avec traumatismes infligés, où l’agent vulnérant était évident, et pour lesquels des collègues – qui sont par ailleurs d’excellents pédiatres auxquels je confirais mes enfants en toute confiance – recherchaient une maladie rare. Le diagnostic est difficile à évoquer et si en plus on ne sait pas à qui demander conseil, à qui adresser ces enfants, alors on se trouve devant une course de haies, ou plutôt un steeple, car le chemin est long...
Il faut savoir que le fait d’avoir été victime de violences dans l’enfance est le facteur qui grève le plus la santé à l’âge adulte, tant en termes de morbidités que d’espérance de vie. Il s’agit donc d’un facteur de risque aussi lourd – si ce n’est plus – que le tabac, l’exposition à la pollution, etc. Si nous parvenons à repérer les enfants en danger, à organiser les parcours de soins et à les orienter avec une dynamique développementale de pédiatrie, mais aussi avec le souci de la forme juridique, alors nous aurons fait un grand pas.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Quels conseils simples donneriez-vous aux pédiatres pour améliorer la situation actuelle ?
M. Balençon : En premier, c’est de penser la violence comme un diagnostic médical, comme on pense aux allergies, au coronavirus ou à toute autre maladie. En deuxième lieu, chacun doit trouver sa place dans le parcours en santé de ces enfants : par exemple, le pédiatre hospitalier va réfléchir aux protocoles à mettre en place dans son établissement, à l’organisation, alors que le médecin généraliste s’interroge pour sa formation et se renseigne sur ses interlocuteurs, etc.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Vous êtes à l’origine de la création de la Société française de pédiatrie médico-légale (2016). Quelles sont ses missions et quels objectifs vous êtes-vous fixés ?
M. Balençon : J’ai toujours veillé à ne pas faire de mon exercice une action militante et engagée, même si, une fois retirée la blouse, j’ai des convictions personnelles. L’action que j’entends mener est d’inscrire la violence dans une pratique professionnelle. Il existe deux problèmes dans la prise en charge de la violence, celui de la compétence et celui du lien. C’est ce deuxième aspect qui nous a amené à créer la SFPML, pour construire du lien en santé. Nous ne devons pas être tout-puissants, car la seule chose qui compte est l’intérêt supérieur de l’enfant, et dans ce domaine chaque profes- sionnel peut apporter aux autres.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Vous publiez un livre de pédiatrie médico-légale(1) très complet. Quel public visez-vous ?
M. Balençon : Ce livre s’inscrit dans la même démarche que celle qui nous a incité à créer la SFPML. Il s’adresse d’abord aux professionnels médicaux et paramédicaux engagés dans la protection de l’enfance. Mais il concerne aussi tous les professionnels engagés auprès de l’enfant : nous avons par exemple un chapitre sur l’action au niveau administratif, d’autres sur le versant juridique ou la recherche qui peuvent intéresser des avocats et des magistrats, etc. Les approches sont multiples, ce qui fait de ce livre un ouvrage de fond, un manuel de référence et une sorte de boîte à outils.
Je suis très heureuse qu’il ait été préfacé par Geneviève Avenard, défenseuse du droit des enfants, et que sa sortie corresponde au trentième anniversaire de la signature par la France en janvier 1990 de la Convention internationale des droits de l’enfant, autant de signaux symboliquement forts.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Une polémique est survenue à la suite de la publication d’un article dans Le Monde sur le syndrome des bébés secoués (Pédiatrie Pratique 304). Quelles leçons tirez-vous de ces débats ?
M. Balençon : Cette polémique montre d’abord que la maltraitance est un phénomène socialement compliqué. Elle montre aussi que trop de rigidité, sur l’af-firmation ou non de la maltraitance dans le discours des médecins, conduit à une réaction de négation en miroir, de déni de la violence. Encore une fois, la leçon que j’en tire est qu’il faut être très professionnel et que le diagnostic de maltraitance est un diagnostic médical. En d’autres termes, ces réactions de déni nous obligent à être bons, être très professionnels. Que la justice retienne ou non la culpabilité n’est pas de mon ressort, mais la connaissance de la procédure permet de faire entendre le diagnostic en santé. Je ne suis pas toujours satisfaite des décisions de justice, mais dans ces cas je m’interroge sur ce que j’aurais pu faire pour mieux servir le dossier.
PÉDIATRIE PRATIQUE : Peut-on aujourd’hui mesurer les conséquences du confinement sur la fréquence et la gravité des maltraitances à enfant ?
M. Balençon : Pendant le confinement, l’activité des urgences pédiatriques dans notre hôpital a baissé de 30 à 70 %. En revanche, notre activité sur les situations de violence n’a pas diminué. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur la question que vous posez, d’autant que les chiffres ne sont pas le seul reflet de la maltraitance, il faut aussi prendre en compte une dimension qualitative. L’Observatoire national de la protection de l’enfance centralise les données qui remontent des observatoires départementaux.
Il fait souligner qu’au cours de cette période, le 119 a réalisé un travail remarquable pour faire face à l’augmentation des appels des enfants, à la fois ceux qui étaient directement concernés, mais aussi de ceux qui appelaient parce qu’ils étaient inquiets pour leurs copains.
Propos recueillis par Gérard LAMBERT (Paris)
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