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Psychiatrie

Publié le 17 jan 2023Lecture 8 min

Autisme : de quoi le spectre est-il le nom ?

Propos recueillis par Gérard LAMBERT - Entretien avec Yann CRAUS, Centre hospitalier Saint-Anne, Paris

L’acronyme TSA s’est imposé depuis quelques années et s’est pleinement substitué au terme d’autisme. Que change cette notion de spectre ? Est-elle neutre ou est-elle porteuse d’intentions inavouées ? Quelles en sont les conséquences pour le clinicien et les familles ? Pour en savoir plus nous avons rencontré Yann Craus(1) qui a mené une passionnante enquête spectrale(2).

Pédiatrie Pratique – Depuis quand la notion de spectre est-elle appliquée à l’autisme ? Yann CRAUS – Les premières occurrences du spectre autistique dans la littérature médicale remontent à la fin des années 1990, mais ce n’est qu’en 2013 qu’il apparaît dans le DSM-5. On peut remarquer qu’il existe un corpus de textes critiques qui accompagne chaque mise à jour de la classification du DSM, avec notamment une introduction et un glossaire, mais que nulle part cette notion de spectre est expliquée. Pour revenir aux premiers articles, on trouve des auteurs italiens et américains qui sont réunis dans une sorte de consortium, le spectrum project (www.spectrum-project.org/), avec l’idée centrale de mettre au point des outils quantitatifs, en particulier des questionnaires, pour évaluer, mesurer les symptômes des patients, ce qui préfigure une approche dite « dimensionnelle ». On peut toutefois remonter encore plus loin, dans les années 1960-70, lorsque la notion de spectre est pour la première fois employée en psychiatrie dans le champ de la schizophrénie. Aujourd’hui encore dans le DSM-5, le spectre ne concerne que ces deux pathologies. Pédiatrie Pratique – Peut-on définir cette notion de spectre ? Y. CRAUS – À défaut de lui donner une définition, on peut lui attribuer plusieurs propriétés : la continuité, l’approche dimensionnelle, la notion de diathèse, le rapport diagnostic/étiologie et l’influence des hypothèses de recherche sur le regard clinique. Le spectre se définit en effet par un continuum. Il existe une conti- nuité entre une infinité d’états cliniques et, théoriquement, on peut toujours trouver un état intermédiaire entre deux états contigus. La deuxième propriété est une approche dimensionnelle qui s’oppose en psychiatrie à une approche catégorielle consistant à classer la clinique en entités distinctes, exclusives les unes des autres, même s’il peut exister des comorbidités. La notion de spectre est une tentative de combiner les deux approches, le même diagnostic pouvant être porté à différents degrés de symptômes dont l’intensité est quantifiable. Le diagnostic catégoriel persiste mais les efforts thérapeutiques vont se concentrer sur les symptômes et leur gravité. Pour ce qui concerne la diathèse, il s’agit d’un concept ancien en médecine, peu utilisé aujourd’hui, qui définit un ensemble de symptômes et de troubles de nature et de localisation diverses, supposés avoir une origine commune. Lorsqu’il s’agit des manifestations d’une maladie, la diathèse caractérise donc la maladie elle-même. Dès le milieu des années 1970, des articles ont critiqué le concept de spectre au sens de diathèse.  Walter Reich(3) souligne en effet que le spectre est introduit en psychiatrie en supposant que les symptômes ont une base génétique commune, un lien avancé sans preuve ni idée de la forme précise qu’il pourrait revêtir. On postule donc une valeur étiologique à la classification, ce qui constitue la quatrième propriété, et tire la clinique vers les neurosciences. Le trouble mental est perçu comme le dysfonctionnement d’un circuit cérébral. Dès lors, on pourrait fonder la nosographie sur la base de troubles neurobiologiques, et non sur des comportements observables, voire en amont sur le(s) variant(s) d’un ou de plusieurs gène(s). C’est là toute l’ambition du programme de recherche RDoC (Research Domain Criteria Project(4)). Enfin, la cinquième et dernière propriété est une conséquence des deux précédentes, la notion de spectre tire la clinique vers une recherche orientée sur une seule hypothèse, neurobiologique et génétique. Sans annoncer cette orientation, elle produit une torsion du regard clinique pour le faire entrer dans le cadre de la recherche en neurobiologie. J’en suis arrivé à la conclusion que le concept de spectre oriente la manière de penser la clinique et qu’il est d’autant plus difficile à cerner qu’il n’est pas explicité. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis attelé à cette recherche. Pédiatrie Pratique – Pensez-vous que l’origine génétique des troubles du spectre autistique soit une hypothèse d’actualité ? Y. CRAUS – Au début de mon cursus de psychiatrie, il y a une dizaine d’années, on pensait que la génétique allait fournir de nombreuses réponses sur l’origine des maladies psychiatriques. On peut dire que le soufflé est retombé et que les modèles qui prévalent aujourd’hui sont plurifactoriels. Selon les dernières publications, on considère qu’un ou plusieurs gène(s) serai(en)t impliqué(s) dans 10 à 15 % des cas de TSA. La recherche reste active dans ce domaine et d’autres découvertes viendront sans doute. Il reste que personne ne peut expliquer la relation entre le génotype et le phénotype, et que lorsqu’une dimension génétique est évoquée dans l’origine des troubles, cela ne procure pas pour autant des moyens d’interventions spécifiques.   Pédiatrie Pratique – Le concept de spectre ne risque- t-il pas de brouiller les contours du diagnostic d’autisme et d’y inclure des troubles correspondant à d’autres entités nosologiques ? Y.CRAUS–Il y a en effet une tendance à regrouper des entités antérieures. L’extension du domaine de l’autisme se fait par l’inclusion de formes atténuées et de formes atypiques (qui ne présentent pas tous les critères diagnostiques). Elle s’opère également par extension nosographique et par élargissement à d’autres âges. Avec le spectre, on peut en effet parler d’autisme chez l’adulte dans le cadre d’une approche développementale. Car l’autisme est désormais considéré comme un trouble neurodéveloppemental, le chapitre concernant l’enfant dans le DSM-5 n’étant plus intitulé « pédopsychiatrie » mais « troubles du neurodéveloppement ». À force de rassembler des situations cliniques dans ce spectre, on finit par ne plus savoir de quoi on parle car, selon l’adage bien connu, « qui trop embrasse mal étreint ». Et il y a un autre risque à agréger des situations différentes, celui d’une prise en charge inadaptée.   Pédiatrie Pratique – Au regard de cette extension, peut-on établir un lien entre la supposée augmentation de l’incidence de l’autisme et l’adoption du concept de spectre des troubles autistiques ? Y. CRAUS – Différents facteurs ont été incriminés dans l’accroissement supposé de l’incidence de l’autisme : le fait qu’on en parle plus, que les signes sont mieux reconnus et mieux évalués. Toutefois, Éric Fombonne(5), qui est un spécialiste de l’épidémiologie de l’autisme, reconnaît que ces facteurs ont exercé une influence, mais qu’avant tout c’est l’élargissement de la définition de l’autisme qui en est responsable. Entre l’autisme décrit par Leo Kanner(6), qui est une maladie précoce, sévère et rare, et les TSA d’aujourd’hui, il y a un écart considérable de définition et de prévalence. Aussi, le rapport du normal et du pathologique – pour reprendre des termes canguilhémiens – dans ce champ clinique s’en trouve considérablement modifié.   Pédiatrie Pratique – Vous avez décrit les conséquences de ce concept pour le clinicien, mais que peut-on en dire pour les patients et leurs familles ? Y. CRAUS – La réalisation d’examens à visée étiologique, notamment génétique, est à double tranchant. Des résultats positifs, par exemple une mutation génétique, peut dans certains cas rassurer en mettant en avant un élément physique tangible sur les troubles de l’enfant. Mais comment interpréter cette mutation ? Si elle n’était pas présente ces troubles seraient-ils absents ? D’où vient-elle ? Cela implique des recherches au sein de la famille avec la question de savoir qui tester et jusqu’où aller. Mais surtout cette découverte va-t-elle modifier la prise en charge et permettre la mise en œuvre de thérapeutiques spécifiques ? Les parents saisissent mal ces enjeux, ils ne comprennent pas que ces investigations restent du domaine de la recherche. Leurs espoirs sont encouragés par les médias qui relaient souvent des hypothèses de recherche comme si elles étaient déjà des réalités cliniques, alors que ce ne sont que des promesses. Cette discordance est une source de frustration et de déception pour les parents dont nous n’avons pas besoin lorsque nous prenons en charge des enfants avec des troubles graves de communication et relationnels.   Pédiatrie Pratique – Pour conclure, vous coordonnez un séminaire consacré à la philosophie et l’histoire de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Ces travaux sont souvent vus comme ayant peu d’implications sur la pratique quotidienne. Pensez-vous que le sujet qui nous intéresse, ici, soit une preuve du contraire ? Y. CRAUS – Oui, j’en suis convaincu. Il me semble que nous avons grand besoin en médecine de ces éléments des sciences humaines, philosophie, histoire et donc épistémologie. Cette réalité s’est d’ailleurs traduite par l’évolution du cursus de médecine avec une voie d’accès passant par les humanités. Cette démarche est intéressante à double titre : d’une part, pour la production de connaissances et, d’autre part, pour prendre un peu de distance, avoir un regard critique sur des concept que nous manions tous les jours, étudier d’autres perspectives pour en proposer de nouvelles. Si les cliniciens ne s’intéressent pas à cette approche, d’autres enjeux, par exemple d’ordre économique ou idéologique, viendront s’y substituer. La recherche en épistémologie doit se développer en psychiatrie, et plus généralement en médecine, en impliquant des praticiens. Soyons prescripteur : tout médecin devrait avoir lu Le normal et le pathologique (Canguilhem) et Naissance de la clinique (Foucault) ! La médecine devrait en tout cas inclure à sa science sa propre épistémologie. Pas de clinique sans théorie qui la porte, pas de théorie sans clinique qui la soutient. Nous avons montré que le spectre est un concept qui constitue la « trame sombre de notre expérience » – pour reprendre une expression foucaldienne. Philosophie et histoire donnent alors les moyens d’éclairer les concepts que nous utilisons dans notre pratique médicale quotidienne.

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